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Une Histoire absolument impartiale existe-t-elle?

01/06/1989 Article en PDF téléchargeable


Des nombreux historiens, hommes politiques et observateurs pensent que l’histoire de la Tunisie contemporaine a été falsifiée, manipulée et tronquée... Dans quelles proportions l’a-t-elle été ?


 

LE DOYEN MOHAMED HEDI CHERIF

 

 

« Une Histoire absolument

impartiale existe-t-elle? »

 

 

Réalités :

v  Des nombreux historiens, hommes politiques et observateurs pensent que l’histoire de la Tunisie contemporaine a été falsifiée, manipulée et tronquée... Dans quelles proportions l’a-t-elle été ?

Mohamed Hédi cherif: Le terme « falsifier » est impropre. En tant qu’historiens, nous ne l’utilisons pas. Chaque personne et chaque parti politique envisage les choses de son point de vue. Un point de vue est toujours unilatéral et imparfait, ce qui fait que l’histoire du Mouvement national a été envisagée d’un certain point de vue. Donc nous ne pouvons pas dire qu’il était faux mais était partial et subjectif. Et dans quelle mesure une histoire absolument impartiale ou objective existe-t-elle ? Les historiens essayent de corriger, d’amender, de rééquilibrer dans toute la mesure, du possible. Mais ce sont aussi des hommes, qui ont leurs préférences et leurs partis pris...

v  Timidement mais sûrement le problème de la réécriture de l’histoire de la Tunisie contemporaine est en train d’être posé. Une première contribution à cet effort est le livre de Slimane Ben Slimane. Qu’en pensez-vous en tant qu’historien ?

v  C’est un livre de mémoires qui exprime le point de vue d’un acteur qui a joué un rôle de premier plan dans l’histoire du Mouvement national jusqu’en 1950. De même qu’il a joué un rôle important dans l’histoire de la gauche tunisienne dans les années 60.

Comme tout ouvrage de ce genre. Il n’est pas dénué de parti pris et de subjectivité. Mais, dans ces limites l’ouvrage de Ben Slimane peut être considéré comme le moins mauvais du genre et ce dans la mesure où son auteur a toujours été un homme de principe et de droiture. Dans la mesure aussi où il n’a pas eu de responsabilité politique directe depuis l’indépendance. Donc il était plus à l’aise pour traiter de certains sujets et plus crédible quand il nous parle du passé. Il n’a jamais caché son admiration pour Bourguiba mais il n’a jamais occulté non plus les faiblesses personnelles de l’homme et son côté irritant. J’ai eu personnellement l’occasion de vérifier la justesse de ses jugements, quand il a évoqué devant moi en 1967 ou 68, époque à laquelle il était persécuté par le personnage (Bourguiba), son témoignage sur certains points

 

« REALITES »N° 197 DU 26 MAI AU 1ER JUIN 1989

contestés de l’histoire de Bourguiba. A propos de la Deuxième Guerre mondiale, du voyage au Caire en 1948, etc. Ben Slimane était on ne peut plus mesurer et serein...

En conséquence, ces « Mémoires politiques de Slimane Ben Slimane » sont extrêmement précieux pour l’historien de l’époque, couverte par ces souvenirs. Et ce, malgré certains jugements abrupts, péremptoires, tout comme le personnage de Slimane Ben Slimane

v  Que pensez-vous de l’œuvre de Mohamed Sayah ?

C’est l’œuvre d’un politicien. On ne peut pas dire qu’il a falsifié l’histoire dans la mesure où les documents qu’il a publiés sont authentiques et n’ont pas été, à ma connaissance, retouchés. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir  omis certaines choses et d’avoir mis en valeur d’autres concernant le personnage de Bourguiba. Mais après tout. Son intention déclarée était de faire l’histoire de Bourguiba plutôt que celle du Mouvement national. Le jeu de M. Sayah est transparent et clair, après tout. C’est un personnage politique qui ne s’est jamais prétendu historien. En tant que politique on ne peut pas faire mieux ou moins bien dans le domaine de l’histoire.

v  Certains épisodes de l’histoire du Mouvement national sont controversés. Ainsi en est—il de la position vis-à-vis de l’Axe en 1945, ou du voyage au Caire du président Bourguiba ?

• Il n’y a pas de vérité ou de contre-vérité. Il y a un événement et des lectures qui varient selon les protagonistes ou les témoins. C’est on ne peut plus normal.

Concernant l’épisode de la position vis-à-vis de l’Axe. Slimane Ben Slimane se souvenait en 1968 de la position assez ferme de Bourguiba qui était très minoritaire au sein du B.P. du Néo-Destour. C’est la version officielle, un peu magnifié certes, mais elle n’est pas fausse.

Le fameux voyage au Caire est un sujet encore plus délicat. Salah Ben Youssef pensait sûrement que la lutte à l’extérieur était plus payante à l’époque. Mais les raisons personnelles, comme l’intention de se voir débarrasser d’un rival, ne sont pas exclues... 1es deux versions sont complémentaires sauf que la seconde accable trop Ben Youssef et c’est celle de M. Sayah...

v  Monsieur le doyen. une réécriture de I’ Histoire posera sûrement des problèmes... dans quelle mesure celle envisagée pour l’histoire du Mouvement national bouleversera-telle ce que nous connaissons ?

• Les historiens professionnels n’ont pas marché dans la glorification de Bourguiba. Les universitaires peuvent écrire une Histoire plus sereine. l‘histoire nationale officielle était le fait des politiques. Les universitaires peuvent l’utiliser pour les documents qu’elle contient. Les scories des hagiographes nous ne les donnons pas comme sources.

 

« REALITES »N° 197 DU 26 MAI AU 1ER JUIN 1989

 

La réécriture donc on ne la demandera pas aux historiens. Notre conception fait que nous n’accordons pas le premier rôle aux hommes mais nous mettons l’accent sur les forces profondes qui travaillent la société et qui dépassent l’individu.

• Ce qui demande à être révisé. C’est l’histoire politique de la Tunisie de l’époque, dans la mesure où cette Histoire évoque l’action d’individus et leur responsabilité. Le rôle de certains personnages a été occulté et cette histoire politique n’est qu’une partie de l’Histoire, et je dirais même que c’est une petite partie de I’ Histoire.