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Moncef Ben Slimane répond à Me A. Dakhlaoui

08/06/1989 Article en PDF téléchargeable


Je n’apprécie déjà point votre rubrique hebdomadaire « les échos du Palais » pour la simple raison que je trouvais trop facile les prouesses d’une plume qui exposait à la risée des lecteurs du dimanche de pauvres voleurs à la tire


Moncef Ben Slimane répond

à Me A. Dakhlaoui

 

 

Je n’apprécie déjà point votre rubrique hebdomadaire « les échos du Palais » pour la simple raison que je trouvais trop facile les prouesses d’une plume qui exposait à la risée des lecteurs du dimanche de pauvres voleurs à la tire.

Je m’étonne aujourd’hui, Me Dakhlaoui, que vous parliez de diffamation. Relisez-vous, je vous en prie.

Je ne tiens pas à donner suite à votre polémique et à vos insinuations. Je ne vous répondrai pas sur l’itinéraire politique du Dr Slimane Ben Slimane. Il est fait et consigné dans l’histoire du Mouvement national et du Mouvement démocratique et progressiste, et n’a nul besoin d’avocat ni de plaidoirie. Une relecture du Mouvement national est en train de se faire timidement... Elle rencontrera sûrement encore des difficultés, soulèvera des passions, mettra à nu de vieilles meurtrissures et dérangera ceux que l’hagiographie officielle a installés dans un confort moral... parfois non mérité, il ne s’agit pas aujourd’hui de tribunaux populaires, ni d’aveux télévisés, simplement d’une réconciliation avec notre Histoire dont on a été spolié. Une Histoire à réécrire sans rancune, ni vindicte, mais aussi sans omissions, ni fausses compassion. Vous avez jugé bon de déplacer ce débat devant la Justice. Avez-vous fait un bon choix ? Vous en assumez en tout cas l’entière responsabilité. C’est la troisième fois que je comparaitrai pour un « délit » d’opinion et de liberté d’expression sur la base d’un Code de la presse dont l’aspect répressif a déjà fait assez de torts à une démocratie naissante dans notre pays. Enfin, je connais le chemin ci dans la famille, on est honoré de perpétuer la tradition des procès politiques.

Deux derniers mois M’ Dakhlaoui : Primo En politique, nul n’est à l’abri de taux pas, de taux calculs, et de faiblesses. Les reconnaitre grandit les vrais militants et procureur sérénité et paix à la conscience.

Secondo : Vous avez manqué de respect au Dr Slimane, Ben Slimane. Chose que le procureur militaire colonialiste de Guérin de Cayla n’a pas osé faire.

Je vous dis franchement qu’eu égard à votre âge, je me suis retenu de vous répondre à la place du défunt. S’il vous plait, ne m’obligez pas à aller voir encore plus dans les archives...

 

A propos d’une rencontre avec

Slimane Ben Slimane

Par Dr Slaheddine Tlatli

 

Il est réconfortant de suivre les débats, souvent passionnés, qui se sont institués dans les colonnes de votre journal à propos du livre posthume de Slimane Ben Slimane, parce qu’ils révèlent tout l’intérêt que notre peuple, sevré pendant un tiers de siècle de la connaissance exacte de son histoire devenue un article de la propagande bourguibiste, porte aujourd’hui à la découverte de son passé national récent.

Mais, comme je l’ai écrit par ailleurs («  Il faut démystifier l’Histoire » « La Presse » 16-12-87 ») : « Il est toujours dangereux d’opérer à chaud, même en Histoire. Les passions, encore trop vives, les haines, les règlements de comptes empêchent tout jugement serein et objectif. Avec le recul du temps, les agitations vengeresses se décantent et permettent une appréciation plus juste. Cependant, s’il est encore trop tôt de faire toute la lumière sur la période cruciale de la préindépendance, il paraît nécessaire de publier d’ores et déjà tous les témoignages directs ou indirects qui serviront de matériaux aux historiens à venir pour la connaissance de cette période ».

 

« REALITES » N°198 DU 2 AU 8 JUIN 1989

 

 

• Des souvenirs politiques passionnés

C’est dans le cadre de ces témoignages, malheureusement presque toujours entachés de subjectivité et qui sont souvent des plaidoyers « pro domo », que s’inscrivent les « souvenirs politiques » de Slimane Ben Slimane qui fut à la fois témoin et plus ou moins acteur des événements qu’il rapporte.

Certes, on ne peut s’empêcher de manifester à l’homme, quelle que soit la partialité de ses opinions, une grande estime pour les souffrances et les épreuves qu’il a endurées, des années durant, pour la défense de ses convictions politiques mises au service de la cause nationale.

Cela est incontestable.

Par contre, son témoignage, lui est celui d’un esprit passionné, tranchant, sectaire, d’un esprit qui croit détenir seul et sans partage le monopole de la vérité et qui s’érige souvent en juge suprême du patriotisme, est à prendre avec beaucoup de prudence et de réserve.

Néanmoins, les faits qu’il rapporte ne manqueront pas, lorsque les historiens les auront soumis au crible rigoureux de la critique historique, d’apporter plusieurs éléments précieux d’appréciations sur de nombreuses zones d’ombre, en particulier sur les querelles intestines  auxquelles il a participé qui ont déchiré les dirigeants du Néo, au cours de cette phase décisive de notre destin.

Mais ses silences et ses omissions sur le rôle joué par le Vieux Destour, sur celui joué par Salah Ben Youssef et même sur l’assassinat de celui qui fut, de longues années durant, son compagnon de lutte et de détention, ne manquent pas de laisser perplexe et de révéler un parti pris probourguibiste impénitent.

Quant à ses jugements sur les hommes, le moins qu’on en puisse dire est qu’ils manquent de nuances et qu’ils portent souvent  mais pas toujours  à la légère des accusations diffamatoires, aussi abruptes qu’infondées. Ceux qui ont le malheur de ne pas partager ses options politiques risquent ainsi de se retrouver dans l’une de ses catégories infamantes de « informateur de la police » d’ « agent de la Résidence » ou de « personnage douteux ».

 

• Rencontre à propos du Front national

Je voudrais, à titre d’exemple, apporter quelques précisions sur la seule rencontre que j’ai eue avec l’auteur, qu’il rapporte en ces termes à la page 318

« Brève collaboration avec le Vieux Destour. Au milieu de l’année 1951, le Vieux-Destour m’invita à une réunion pour la création du Front national. Je trouvais à cette réunion en particulier le fameux Fadhel Ben Achour, de toutes les sauces, « l’agent de la Résidence » Noureddine Ben Mahmoud, directeur d’ « El Ousbou » et l’intellectuel ghandiste, le professeur Slaheddine Tlatli.

« Après quelques péripéties et une réunion de triste souvenir dans mon cabinet entre Salah Farhat, Ben Mahmoud, Fadhel Ben Achour et moi-même je rompis ce contact avec des éléments douteux parce que ces messieurs n’avaient pas l’intention de créer un front national, mais un front anti-néo destourien. En effet, dans ma dernière réunion avec eux au Bureau de Me Salah Farhat, rue d’Angleterre, j’avais proposé le contact avec le Néo parce qu’il n’était pas convenable de créer un front national sans la participation du grand parti Néo-Destour. Quelques uns se mirent à faire des allusions sarcastiques : « Alors, il faudra inviter Salah Ben Youssef » qui était à ce moment en pleine collaboration avec le colonialisme au ministère Chenik.

— « Et pourquoi pas ? Si le Néo le désigne pour faire partie de ce front. En tout cas, si vous voulez faire un front national, il faudra inclure le Néo, mais si vous voulez faire un front anti-Néo, je ne suis pas d’accord » Et je quittais la salle avec un grand soupir de soulagement.

« Dans la rue je sentais que je venais d’échapper à une compromission. J’étais très heureux d’être sorti indemne d’une manœuvre où des éléments douteux voisinaient avec des éléments destouriens ».

 

« REALITES » N°198 DU 2 AU 8 JUIN 1989

 

 

• La conjoncture politique

 

Pour comprendre les motivations de cette réunion, il est opportun de la replacer très brièvement dans sa conjoncture politique.

Depuis près de cinq ans, c’est-à-dire peu après le Congrès de la Nuit du Destin du 23 août 1946, au cours duquel toutes les tendances politiques, fraternellement unies, avaient proclamé la volonté unanime et inébranlable du peuple tunisien d’accéder à son indépendance, j’avais mis ma plume au service de cette ligne indépendantiste, avec quelques compagnons de route — parmi lesquels Farhat Hached — et ce à travers plusieurs journaux de combat tels que « La Jeune Tunisie », « La Nation Tunisienne » puis « Indépendance ». Mais pour servir efficacement cette volonté d’indépendance, il fallait concrétiser l’union sacrée forgée dans le Congrès du Destin par un Front national pour l’indépendance et contre la collaboration. J’avais écrit des dizaines d’articles sur ce thème qui correspondait à la stratégie adoptée par le Vieux Destour. Aussi, après avoir été élu à « La Commission Exécutive » de ce parti, je poursuivis, en particulier avec Salah Farhat, secrétaire général de ce parti, la même campagne pour la réalisation de cet objectif, dans notre journal « Indépendance ».

Presqu’aussitôt la masse importante des quatorze mille étudiants de la Zitouna et leurs professeurs, qui avaient toujours été à la pointe du combat national, vinrent se joindre au Destour, ainsi que de nombreux intellectuels indépendants et même le grand leader l’Emir Abdelkrim qui, du Caire, nous adressait un appel « invitant tous les Tunisiens à adhérer au Front national », appel que nous publiâmes aussitôt. («  Indépendance » 14-6-51).

Les agressions contre le Cheikh Et Fadhel Ben Achour, contre le Cheikh Mokhtar Ben Mahmoud que je dénonçais («  Indépendance » 17-5-51) ainsi que les attaques contre les manifestants zitouniens, fustigées par mon camarade le Dr Ahmed Ben Milad («  Le fascisme en action » «Indépendance» 17-5-51) ne firent que renforcer notre conviction sur la nécessité de concrétiser au plus tôt cette union nationale que je formulais dans l’éditorial « S’unir pour se libérer », « Indépendance » 24-5-51) : « Autour d’une idée-force que nous avons eu l’honneur de défendre, ici même et dont notre journal fait sa devise « Pour un Front national, pour l’indépendance et contre la collaboration » des hommes venus d’horizons politiques différents, éloignés par leur formation culturelle et leur origine sociale se sont rencontrés, se sont groupés, pour mettre en commun la richesse de leur foi patriotique et de leur bonne volonté au service de la cause tunisienne. « Ils ont lancé, convaincus qu’ils faisaient l’ultime geste pour sauver leur pays en pleine dérive, un appel à tous les patriotes tunisiens sans exception et sans exclusive que celle de la fidélité au principe qui a donné naissance ce mouvement... etc. ».

• Une demande en mariage avortée

C’est donc dans ce contexte unificateur de toutes les potentialités politiques patriotiques que nous fûmes amenés, au début de mai 1951, à prendre contact avec un certain nombre de personnalités tunisiennes parmi lesquelles figurait le Dr Slimane Ben Slimane. La seule réunion au cours de laquelle je le rencontrais eut lieu au Bureau de Me Salah Farhat, rue d’Angleterre. Y assistaient Me Salah Farhat et moi-même, pour le Destour et le Cheikh Fadhel Ben Achour, pour le Front national, auquel il venait d’adhérer. Le Cheikh Fadhel, une des lumières de l’islam Contemporain, président de la Khaldounia, un des plus éminents professeurs de la Zitouna, était un ami de longue date du temps où nous étions, collègues au Collège Sadiki. Lorsque le Dr Ben Slimane arriva, je fus frappé par son extrême maigreur, due à la maladie d’Addison, et par son regard fixe qui semblait perdu dans son rêve intérieur.

Nous exposâmes donc à notre hôte les objectifs de notre mouvement  en des termes qui semblèrent le convaincre. Il faut dire qu’à cette époque, ayant été exclu du Néo-Destour par Bourguiba, en mars 1950, et flirtant ostensiblement avec le parti communiste, auquel il devait bientôt se rallier, il semblait hésitant et cherchait son chemin. Brusquement, il déclara, comme pour trouver une porte de sortie :

 

« REALITES » N°198 DU 2 AU 8 JUIN 1989

 

— « Et le Néo-Destour fera-t-il parti du Front? »

— « Comment, lui répondis-je, un parti qui collabore en la personne de son secrétaire général avec le gouvernement peut-il adhérer à un Front national, dont une des raisons d’être est de combattre la collaboration? Et puis êtes-vous encore qualifié pour parler au nom de ce parti ?»

Il sembla désarçonné par ces arguments et mit fin à l’entretien en disant « Je vais y réfléchir ». Mais à aucun moment je n’entendis « Je ne suis pas d’accord », ni « un grand soupir de soulagement ». Quelques jours plus tard, mon anti Salah Farhat m’apprit qu’il avait donné une réponse négative.

Tel fut l’essentiel de cette fameuse scène de demande en mariage, avortée.

Mais nul ne songea, comme il semble le croire, à porter atteinte à la virginité politique d’éventuelle fiancée qui s’en tira « indemne » de cette périlleuse tentative d’union.., nationale.

Le principal intérêt de cet épisode, somme toute assez mince, est qu’il nous éclaire sur les procèdes méthodologiques utilisés fréquemment dans cet ouvrage.

A partir d’éléments véridiques, racontés à peu près fidèlement, l’auteur tire souvent des interprétations tendancieuses qui réduisent sérieusement la valeur de son travail. Il est regrettable qu’il ait disparu avant le 7 novembre. Plusieurs de ses jugements sans appel auraient peut- être été révisés dans un sens plus conforme à la vérité historique après la chute de son idole et de ses thuriféraires.                                                              

 

 

« REALITES » N°198 DU 2 AU 8 JUIN 1989