Tunis, le 24/5/1989
Monsieur,
J’ai appris par la télévision du vendredi I9 courant la parution du livre de Slimane Ben Slimane sous le titre « Souvenirs politiques ». Dès le lendemain j’ai eu soin de descendre en ville pour l’acheter, d’abord parce qu’il y était question de l’histoire d’une période que j’avais vécue moi même, et ensuite parce que l’auteur du livre était l’un de mes anciens camarades de promotion.
C’est un livre qui fourmille de notes, de renseignements et de critiques dont l’ensemble métiterait certes d’être épluché par un critique historique, littéraire ou politique.
Je serai aucun de ceux-la, et je ne vous aurais pas adressé cette lettre si je n’avais pas rencontré dès les première pages du livre (31,32,35,36,37) mon nom cité en toutes lettres.
Il n’y aurait en cela aucun mal si l’auteur avait cherché à ne dire que la vérité. Ce n’était malheureusement pas le cas:
1/ Quand il écrit (p.31): « Mis à part deux éléments tièdes, le reste est bon » j’étais, d’après lui, un élément tiède. C’est une contre-vérité flagrante. Je n’étais certes pas turbulent de tempérament, mais profondément nationaliste. Le peureux, le dégonflé était un autre qui ne craignait pas de dire qu’il se désolidarisait et qu’il ne suivait pas le mouvement. De celui-là l’auteur ne dit pas un mot. Cette attitude de sa part serait-elle due à une confusion grave dans son esprit l’amenant à m’attribuer les méfaits de quelqu’un d’autre ou serait-elle due à un autre motif ?
2/ Quand il écrit (p.35): « Abed Mzali commençait à flancher », c’est également une contre vérité flagrante qui ne peut s’expliquer que par une mauvaise volonté qui voyait un “flanchement” dans l’obligation où pendant quelques jour j’étais tenu de garder l’infirmerie, terrassé par une grippe avec 40° de fièvre.
3/ Quand il écrit (p.3): « Nous avons obligé Abed Mzali qui commençait à faiblir, à écrire ces lettres de sa propre main » il n’y avait en réalité ni faiblissement, ni « obligation » qui sont des termes absolument gratuits.
4/ Quant à la scène qu’il décrit (p.37) selon laquelle le professeur M.S. Mzali me soufflait « dis oui ! Dis oui ! » elle n’a existé assurément que dans l’imagination de l’auteur.
Dans votre “préface” vous disiez que l’auteur du livre n’avait pas suivi (de 1965 à 1973) un ordre chronologique et que la partie relative à Sadiki remontait plutôt à l’époque
1968-1969. L’auteur, exacerbé par certains événements détaillés dans les derniers chapitres, n’aurait-il pas vidé toute sa mauvaise humeur dans les chapitres où il était question de sa jeunesse?
Au surplus, les inexactitudes relevés ci-dessus ne sont pas les seules qui y aurait lieu de souligner. Pour rester dans le même chapitre:
1/ Larbi Tébourbi (p.32) n’a jamais été en première de Sadiki;
2/ M. Tremsal, « le
père du Dr. Tremsal qui a longtemps été Président de
Par ailleurs, si l’auteur semble avoir subi l’influence de notre aîné Habib Jaouhdou, je peux vous assurer qu’il n’en était pas le seul. Personnellement, Je vouais à notre aîné beaucoup d’amitié et je parle encore jusqu’aujourd’hui de l’influence qu’il avait exercé sur nous. C’est tellement vrai que pour aller saluer en 1921 le cheikh Thaalbi, ce n’est pas un poème que H. Jaouhdou a composé et a fait apprendre, mais bel et bien quatre poèmes que nous avons chantés et que je possède encore dans mes papiers. Comme je possède encore le poème de 100 vers composé à sa sortie de Sadiki en juin 1921. Nos relations depuis, ont été très amicales et très chaleureuses.
Pour revenir à Sadiki et notre promotion, on lit (p.41) : « Reçu premier au Diplôme de fin d’études au Co1lége Sadiki... » Ce qui est exact. L’on était six candidats, dont trois seulement ont été reçus avec les totaux suivants : 116,115 ½ 114 ¾, ce qui indique que l’on était très près l’un de l’autre. Une différence de ½ point ou d’un point n’est pas de nature à faire chanter. Surtout qu’en classe de Premiére, l’auteur était classé : 2° ,2° ,3°.
Cette remarque est d’autant plus valable que les 2 autres n’ont mis qu’une année
(1925-1926) pour obtenir le Premier Bachot, dans des conditions de travail très différentes, plutôt que de se mettre au service d’un contrôleur civil français profondément arabophobe!
Ainsi je pense qu’il était malséant d’accabler à tort certains de ses camarades avec lesquels on avait fait, dans un établissement tout particulier, une scolarité complète de six ans.
Quant à moi, je me dresse contre des accusations infondées et tendancieuses visant à faire croire que, lui, était le seul d’entre tous, à être à la hauteur : valeurs intellectuelles, morales et nationales. Je ne veux rien diminuer de ses mérites, ni de ses sacrifices, mais d’autres ont fait peut être autant que lui, sinon plus que lui.
Il me répugne de faire étalage de mes faits et gestes durant des décades et dont certaines s’élèvent jusqu’au sommet du sublime. Au hasard, je dirais :
1/ Est ce que Slimane n’a pas pris connaissance d’un projet de réforme de l’enseignement total, daté de 1944, et dont un exemplaire a été remis par mes soins au Bureau Politique du Néo-Destour?
2/ Est-ce qu’il n’a pas eu vent de toutes les réformes introduites, malgré toutes les difficultés, dans l’organisation et les programmes de l’enseignement ?
3/ Est-ce qu’il ne m’a pas remarqué le soir du 26 septembre au diner organisé à l’occasion de la libération de nos amis du Congrès, détenus en 1946 ?
4/ Est-ce qu’il
ne m’a pas remarqué non plus le samedi 26 février 1949 à la maison de « l’impasse
de la guerre » à l’occasion de la réunion du Congrès invité à
désigner trois commissions: politique, économique et culturelle à seule fin de
préparer des programmes de travail à réaliser sitôt
5/ Est ce qu’il n’a pas remarqué que, s’agissant de la commission culturelle, tous les assistants à l’unanimité ont prononcé mon nom en tout premier lieu, et que j’étais désigné par la suite pour présider cette commission ?
6/ Est-ce
qu’il n’a jamais lu les articles que je publiais dans le journal
« Mission » sous un pseudonyme qui ne cachait rien pour tout le
monde, y compris les services de
7/ Est-ce qu’il n’a jamais appris que, durant la grande crise tunisienne des années 1952-1955, le Bureau Politique à l’unanimité m’a confié la caisse du Néo-Destour et que je l’ai effectivement gardée au mépris de tous les risques ?
8/ Mais peut-être qu’il n’a jamais su quelle activité je menais alors en Tunisie et à l’étranger tendant à faire sortir notre pays de l’ornière dans laquelle il se trouvait et à le libérer du joug du colonialisme.
9/ Dans cet
ordre d’idées, il ne pouvait pas savoir tout ce que j’ai fait avec Robert
Shumann et ensuite avec Mendés-France particulièrement lorsque Mongi Slim était
allé trouver Bourguiba au château de
La liste de ces faits et gestes serait très longue. Je reste fier de ce que j’ai fait et je n’ai nullement à rougir de quoi que ce fût. J’ai la tête haute et je n’admets pas que l’on touche à mon intégrité et à mon loyalisme, car j’aurais des leçons à donner aux autres.
D’autre part, et sans vouloir entrer dans le plan général du livre, il est deux points qui me surprennent :
1/ le livre est muet sur un fait politique et une grave décision prise en 1949 au sujet de Bourguiba.
2/ Il reste muet également sur l’envoi de l’auteur en exil, après l’indépendance, par 1e Gouvernement Tunisien de l’époque. Décision qui a soulevé mon étonnement. Aussi, dés qu’il a été libéré, j’ai tenu, sans préavis, à sonner à la porte du 55 Bd.Bab Ménara rien que pour exprimer ma sympathie à un ancien camarade de promotion qui avait été détenu au Fort St. Nicolas et qui, quelle que fût la faute, si faute il y avait, ne pouvait, je crois, mériter une telle sanction inf1igée par le Gouvernement de son pays.
Différence de tempérament, différence de conception, je respectais et je respecte les autres, et ce ne se serait pas exagéré de demander la réciproque.
Si Slimane était encore en vie je serais entré en contact avec lui pour mettre les choses a point. Mais comme il est décédé (الله يرحمه) vous auriez dû prendre toutes les précautions d’usage avant la publication du texte afin d’éviter d’endosser la responsabilité de bévues frisant pour certaines la diffamation (ben Youssef, Guiga, Sfar, Larabi, Khéfacha, Akef,etc,etc….)
Lorsque l’auteur, à deux reprises, avait dit à Bourguiba qu’il avait envie d’écrire ses mémoires celui-ci répondait : pas d’objection, mais vous les garderez pour vous !...
Tout ceci va peut-être m’amener à sortir prochainement un mémoire écrit il y a 25 ans et que j’ai remis à mes enfants, tout en leur laissant le soin de le publier après ma mort s’ils estiment la chose nécessaire.
Avec l’expression de mes sentiments les meilleurs
Abed MZALI