14/04/1989
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A l’occasion de la parution des « Souvenir Politiques » du Dr Ben Slimane, le « Maghreb » publie en exclusivité et sur deux numéros quelques unes des pages de ce récit d’une fraicheur décapante qui va permettre à tous ceux qui ont connu cette figure attachante du mouvement national- ou qui en ont seulement entendu parler de « retrouver » ou de découvrir cet homme de rigueur et de courage qui suscitait l’agacement des uns et l’admiration des autres mais qui en imposait à tous… Cet homme d’une rare fidélité à ses convictions et à ses choix… et d’une constante intransigeance dans son refus des compromissions et des faux semblants...
Les mémoires du Docteur Slimane Ben Slimane
Hacine Raouf Hamza
Historien
A l’occasion de la parution des « Souvenir Politiques » du Dr Ben Slimane, le « Maghreb » publie en exclusivité et sur deux numéros quelques unes des pages de ce récit d’une fraicheur décapante qui va permettre à tous ceux qui ont connu cette figure attachante du mouvement national- ou qui en ont seulement entendu parler de « retrouver » ou de découvrir cet homme de rigueur et de courage qui suscitait l’agacement des uns et l’admiration des autres mais qui en imposait à tous… Cet homme d’une rare fidélité à ses convictions et à ses choix… et d’une constante intransigeance dans son refus des compromissions et des faux semblants...
Né à Zaghouan en 1950, élève à Sadiki puis étudiant en France où il milita dans les rangs de l’AEMNA et de l’Etoile Nord Africaine, S. Ben Slimane, qu’incarna au sein du Néodestour dont il fut exclu en 1950 par suite de ses prises de position « neutralistes » une certaine image du nationalisme populiste et plébéien, fut l’un des rares « historiques » qui ait toujours choisi « la blouse contre le fez » et qui ait tout fait et tout sacrifié pour empêcher ce parti de perdre son âme et ses tripes populaires… le seul aussi qui, à travers un demi siècle d’engagements qui en ont fait successivement un « zaim » destourien, un compagnon de route des communistes et enfin le père spirituel du mouvement étudiant des années soixante, ait su toujours rester ouvert à tous les cris, à tous les combats… disponible pour toutes les révoltes… pour toutes les ruptures. Ne sachant pas se payer des mots mais ne sachant pas non plus se taire ou se terrer et encore moins se laisser faire ou « s’écraser », il fut aussi le premier qui ait osé dénoncer les faiblesses et les perversités du culte de la personnalité.., et les pièges et les caprices du pouvoir personnel.. et s’opposer ouvertement à H. Bourguiba... ce « grand et faux frère à la fois», qui, à l’évidence, l’a toujours fortement impressionné et proprement fasciné., Cet ami des temps héroïques avec lequel il a partagé-à Fort Saint Nicolas notamment-non seulement les mêmes chagrins, les mêmes gamelles parfois même le même mégot mais aussi les mêmes élans.., voire les mêmes obsessions,.. ce même goût de l’action.., ce même besoin de révolte et peut être plus que tout la même haine de la «Bonne Société» et cette même horreur du Beau Monde, de ses bonnes manières.. de ses belles âmes... et de ses bien pensants... Mais avec lequel aussi il n’a pas toujours partagé les même analyses politiques et encore moins la même approche du politique... Mais c’est déjà là une toute autre histoire sur laquelle on y reviendra dans le prochain numéro avec la publication d’un deuxième et dernier extrait consacré aux relations tout à fait singulières et saisissantes entre ces deux hommes si proches et si différents,.. L’extrait que nous publions dans ce numéro se rapporte au voyage qu’aurait effectué Ben Slimane en Egypte en janvier 1948, à un moment où apparaissait parmi certains militants destouriens les premiers signes de grogne contre «l’attentisme» et « l’embourgeoisement» de la direction du parti et où commençait à s’étaler au grand jour les dissensions entre responsables néo-destouriens et notamment entre H. Bourguiba et quelques uns de ses camarades de Tunis et du Caire.
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 14 Avril 1989
Nous nous rendîmes au bureau du Maghreb Arabe, situé rue du Mausolée de Saâd Zaghloul. En face se trouvait la maison habitée par l’Emir Abdelkrim et sa famille. Quelques instants après, arrivait Bourguiba. Chaleureuses embrassades. Puis arrivèrent les autres amis : Laouiti, Khélifa Haouas et les jeunes que je connaissais de nom. Après ce furent les Marocains, surtout Allala El Fassi, un ami de vieille date. On s’était connu à Paris et on avait sympathisé du premier coup. Je ne l’avais pas vu depuis quinze ans. On me présenta les autres amis marocains. Chaque pays de l’Afrique du Nord avait un bureau avec son dirigeant. Il y avait une grande pièce pour le travail commun.
Thameur, Taieb Slim et moi-même avions rendu visite au frère de Riadh Solh, Takieddine Solh, descendu à l’hôtel Shepearth, le grand palace de la capitale égyptienne. C’était le matin entre 9 et 10h. Nous avons été reçus par Solh dans sa chambre. il était encore au lit. Bientôt arrivèrent deux autres personnes, un diplomate irakien et un autre arabe. Nous étions assis en face du lit sur un canapé observant sagement les jeux des trois autres personnes autour du plateau du petit déjeuner. Ils se disputaient les croissants et les bananes. Sur le moment cela m’avait déplu. Ce n’était pas un spectacle sérieux, car nous venions pour des choses sérieuses.
Le Dimanche 15 Février à midi, nous rendions visite avec Bourguiba à Hassen EL Benna, leader des Frères Musulmans. J’attendais avec impatience de le recontrer pour régler avec lui un compte à propos de l’interview de Slaheddine Baccouche publiée par son journal et reproduite à Tunis par «Tunis-Soir » le 8 Novembre 1946.
En arrivant au siège des Frères Musulmans, nous fûmes reçus par un Algérien, En-Naceur, un aventurier que j’avais vu en Tunisie. Il était chef de la « Jeunesse de Mohamed » en 1943 au moment de l’occupation allemande. Cet homme à tout faire n’était-il pas à l’origine de l’interview du collaborateur Slaheddine Baccouche ?
Après les paroles de bienvenue, j’attaquais sur cette question démontrant le tort que cet acte portait aux patriotes tunisiens. El Benna essaya de se justifier mais devant mes arguments irréfutables, il reconnut que c’était une erreur. Pendant cette conversation En-Naceur gardait le silence.
On rendit visite le Mercredi suivant à 19 heures aux Jeunes Musulmans, Organisation plutôt religieuse et sociale que politique et révolutionnaire. Pendant mon séjour au Caire, Bourguiba avait reçu de Jellouli Farès à Paris un rapport rédigé par Mohamed El Mili (actuellement ingénieur aux P.T.T.) sur la situation au Bureau Politique du Néo-Destour. Avant de rédiger ce rapport, El Mili avait fait un séjour à Tunis. Le rapport était rédigé en français et la lettre d’envoi de Farès en arabe. C’était un réquisitoire contre le Bureau Politique, assez long. Et comble de renversement de situation, il me fallut essayer de défendre les camarades de Tunis, moi qu’ils avaient accusé de faire le voyage pour aller me plaindre d’eux aux amis du Caire. Quel était mon argument ou plutôt ma réponse à ce réquisitoire de Jellouli Farès : « Non ce n’est pas grave, ce sont des habitudes prises par les camarades à Tunis ». Comme Bourguiba ne me demandait pas plus de détails, je n’entrais pas dans des développements, car je n’étais pas venu au Caire pour cela.
Pendant tout mon séjour, la grande recommandation de Bourguiba pour Tunis, avait été d’envoyer Salah Ben Youssef au Caire pour le voir et discuter avec lui. Il voulait discuter, faire ses observations et donner ses directives au principal responsable du parti. D’ailleurs je ne manquerai pas, arrivé à Tunis, d’insister sur le désir de Bourguiba de voir Salah et il faudra six mois et beaucoup d’insistance et de remous pour le décider à faire ce voyage. Il partira pour le Caire à la fin Août 1948. Je ferai la connaissance de Mili à Tunis au moment de la
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 14 Avril 1989
«Petite révolte », de quelques militants contre la politique de Salah Ben Youssef.
Peu de temps avant mon départ, je rendis visite, accompagné de Si Youssef Rouissi, au Mufti Amine El Housseini. Beaucoup de précautions et une garde l’entouraient pour éviter les attentats. J’avais revu avec plaisir les compagnons du Mufti que j’avais connu à Rome. J’avais l’impression que ce dernier faisait trop de manières pour se faire remarquer et se faire valoir.
Parmi mes dernières visites, celle faite avec Bourguiba à Slaheddine Bey, ancien Ministre des Affaires Etrangères du Wafd et Directeur ou Président de la Compagnie des Eaux. C’était un ancien camarade d’études de Bourguiba à Paris.
Je visitai aussi avec Youssef Rouissi, le siège de la Ligue Arabe.
Accrochages avec Bourguiba
Concernant les relations entre Tunis et Le Caire, nous avons essayé toutefois de mettre quelque chose sur pied. Pour cela, j’avais demandé à Bourguiba de nous adjoindre, pour discuter et décider de ces questions, Habib Thameur et Youssef Rouissi qui étaient verns de Damas pour me rencontrer.
Il accepta sans beaucoup d’enthousiasme. Habib Thameur avait dirigé le Parti pendant longtemps après les événements du 9 Avril et pendant l’occupation allemande. Il était le principal responsable du groupe qui avait quitté la Tunisie avec les Allemands. Au Caire il était la cheville ouvrière du Bureau du Maghreb Arabe après les leaders.
Youssef Rouissi avait rompu avec Bourguiba en 1934 et il était à la tête du Bureau du Maghreb Arabe à Damas, Il y eut une réunion à quatre, mais le lendemain matin je fus appelé par Bourguiba à son bureau et là il me dit: « J’ai réfléchi hier soir après la réunion, il y a des choses à modifier », et il se mit à m’expliquer ces choses. Je l’interrompis et lui dis que nous ne pouvions pas les modifier nous deux seulement. II allait falloir revoir ces modifications avec les deux autres camarades, Il se leva et entra dans une grande colère, criant : «Tu es le seul à avoir des idées pareilles. Tous les autres me reconnaissent une position privilégiée dans le parti. Tu es le seul à vivre dans l’abstrait ! Tu vis dans les nues! » Se mettant les mains à la gorge comme pour s’étrangler et joignant la parole au geste, il me dit « Je vais m’étrangler» Ses larmes coulaient. Quant il fut un peu calmé, je lui répondis tranquillement «Cela ne me regarde pas si les autres délaissent leurs droits (ou prérogatives). En ce qui me concerne, je n’abandonne pas mes droits. Ceux qui ont voté pour moi pour être membre du Bureau Politique ne m’ont pas dit : Quand, il y a un désaccord au Bureau Politique, le dernier mot appartient au Secrétaire Général Lahbib Bourguiba, et quand j’ai adhéré au Parti je n’ai pas trouvé cette condition dans le Règlement Intérieur. Certes tu as une position spéciale dans le parti, tu es le Combattant Suprême, l’orateur impétueux, celui qui a une plume, mais au Bureau Politique Slimane Ben Slimane et Lahbib Bourguiba sont égaux ».
Après cela, Bourguiba s’était calmé et j’en profitais pour m’excuser de l’avoir mis en colère. Et nos relations reprirent comme si rien ne s’était passé. Un jour j’avais discuté avec Thameur de ses rapports avec Bourguiba. Il me dit qu’il ne pouvait pas lui résister à chaque fois (1) et qu’il accumulait les désaccords pour éclater quand il en avait assez. Je lui fis remarquer que c’était là une mauvaise méthode parce qu’au moment où il éclatait pour tel désaccord, sa réplique ou sa riposte devait être disproportionnée par rapport à l’objet du désaccord,
Je crois que le dernier désaccord sur le cas de la famille Triki devait être de cette sorte, parce qu’on n’imagine pas Bourguiba exclu du Bureau du Maghreb Arabe.
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Un soir, nous étions quelques uns dans la grande salle du local du Bureau du Maghreb. Il y avait parmi nous Rachid Driss. Bourguiba dont le bureau était attenant à la salle où nous étions, appela Driss à son cabinet. Au bout de quelques instants voilà notre Bourguiba parlant à haute voix puis criant et engueulant Driss, enfin joignant le geste à la parole, il donna un coup de poing sur la table de travail au point de casser en mille morceaux la vitre la recouvrant. Quelques instants après, Rachid Driss sortait et s’en allait. Je rejoignis Bourguiba après cette engeulade, et notai la vitre brisée. Interrogé par moi, il me répondit qu’il s’était fâché contre Rachid Driss. Je ne me souviens plus pour quelle raison. Les agents de renseignements
Dès mon arrivée, les amis m’avaient signalé un étudiant tunisien qu’ils soupçonnaient de renseigner l’Ambassade française sur le Bureau du Maghreb. En effet, il venait assez souvent et s’installait dans un fauteuil dans le hall d’entrée. Aussi chaque fois qu’il venait je l’enterpellais et lui disais: «Tu n’es pas venu au Caire pour t’asseoir et perdre ton temps; va travailler tes cours ». J’insistais jusqu’à le faire partir.
Une autre fois, c’était vers 10 et 11 heures du matin, j’étais dans le hall et voilà qu’une femme européenne assez âgée entra. Aussitôt Thameur me dit que c’était une Française qui venait bavarder avec Bourguiba pour renseigner l’Ambassade. Je n’hésitai pas et allai au- devant d’elle pour lui demander ce qu’elle voulait. Elle voulait voir M. Bourguiba. Je répondis qu’il n’était pas là alors qu’il était dans son bureau. Elle insista je lui dis que c’était inutile et progressivement la reconduisis vers la porte. Par la suite, Bourguiba me demanda ce qui s’était passé, Je lui dis que j’avais renvoyé la Française. Il ne fit pas de remarques.
Une autre fois, c’est au Sheppard Grand Palace du Caire qu’un incident eut lieu. Bourguiba rencontra un égyptien que les amis m’avaient signalé comme un informateur de l’Ambassade française. Bourguiba lui serra la main ; moi je refusai et après son départ, j’en fis la remarque à Bourguiba qui me répondit qu’il lui apportait des informations sur L’Ambassade.
Un soir, nous étions trois ou quatre au Bureau du Maghreb quand le téléphone sonna. Taieb Slim prit l’écouteur. Il y avait à l’autre bout du fil un égyptien qui se déclarait être notre ami et qui nous mettait en garde contre des informateurs dont il nous donna les noms. Il accusait un parent d’Abderrahmane Azzam qui travaillait à la Ligue Arabe et qui serait en relation avec ces informateurs. Je quittais l’Egypte le 8 Mars à deux heures du matin et arrivais à Tunis six heures après. Mon voyage na pas été inutile. Il est vrai que je n’avais pas réalisé l’objectif essentiel de ce déplacement. Je croyais trouver dans le Comité de Libération du Maghreb Arabe un remède à la modération des camarades responsables du Néo-Destour. Toutefois, j’avais acquis une idée du Bureau du Maghreb Arabe, de la Ligue Arabe et de 1’Egypte. Durant mon séjour Habib Thameur m’avait dit qu’il comptait former des Tunisiens venus en Egypte à la technique des télécommunications: T.S.F. et radios pour servir au moment de la lutte armée. Il ne mit pas Bourguiba au courant de cela parce que ce dernier n’aurait pas gardé le secret.
Avec Taieb Slim nous avions essayé de nous mettre d’accord sur l’emploi d’un code pour la correspondance.
Alors que j’étais encore en Egypte, un Palestinien, d’origine tunisienne d’après ses dires, était venu se réfugier au Caire et demandait aux Tunisiens du Bureau du Maghreb de le loger avec sa famille, Ils l’ont installé au sous-sol du Bureau.
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 14 Avril 1989
Retour à Tunis (Mars 1948)
J’étais de retour à Tunis le 8 Mars. Mon frère m’attendait à l’Aouina. C’était un Dimanche. L’aéroport était désert à l’arrivée de l’avion T.W.A. venant du Caire. Et, brusquement, j’aperçus Me Ammar Dakhlaoui qui était venu me serrer la main. La police, ou la douane, m’avait enlevé toute la documentation que j’avais apportée avec moi, avec promesse de me la rendre après contrôle.
Mon retour fut annoncé par la presse et beaucoup de monde était venu me voir. J’avais d’abord rencontré les amis du Bureau Politique et insisté surtout sur le désir de Bourguiba de voir Salah Ben Youssef faire le voyage au Caire pour le rencontrer et discuter avec lui,
Salah n’était pas très enthousiaste pour partir. Par la suite, j’insisterai encore sur la nécessité de ce voyage qui, peut-être, servirait à redresser la situation au sein du Bureau Politique. Salah Ben Youssef faisait la sourde oreille.
Dès mon retour, je constatais que la situation était peu brillante...
(1) U ne lui était pas possible d’entrer dans une colère chaque fois qu’il était en désaccord avec Bourguiba.
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La Marsa, 13 août 1973. On m’informe que le Président Bourguiba me rendrait visite… et qu’il avait l’intention de me décorer... Le lendemain à 11 h30, je sortis de la maison pour l’attendre... nous nous enlaçâmes. Il a eu les larmes aux yeux et me dit «Vous êtes mon frère de combat et de souffrance... Votre exclusion n’était pas par manque de courage mais pour divergence... » Je ne tardai pas à pleurer à mon tour et à lui répondre : «Oui, je suis votre frère de combat et de souffrance...» Après m’avoir décoré et tout en pleurant j’ai crié :
- «Donnez nous la liberté Donnez nous la liberté !»
- «Mais je vous ai donné la liberté».
- «Donnez-nous encore plus ! Donnez nous un peu plus ».
Sourde nostalgie des temps héroïques ? Vives réminiscences de quelques vieux rêves ou remords enfouis ? Dernier clin d’œil, malicieux et complice, à une histoire qui se dérobe ? Qu’importe, car, par delà le bon plaisir ou la mauvaise conscience d’un Président au fait de sa gloire qui voulait s’offrir un dernier «petit geste» à l’endroit de ce «grand compagnon» des jours difficiles. Ces «retrouvailles shakespeariennes» disent on ne peut mieux les déchirures et les déchirements de ces deux amis impitoyablement séparés par les aléas de la politique et leur désir, au crépuscule d’une vie où ils n’ont pas eu vraiment le temps de s’arrêter, d’exorciser les démons et les ombres qui hantent encore leurs mémoires brouillées et de fixer, à travers ce flamboyant requiem pour un «défunt rendez-vous».., volontairement raté, la «dernière image » d’un roman demeuré inachevé...
Tout commence du reste comme dans un roman... Avec pour arrière fond... la Tunisie des années trente... les années de braise... des tunisiens aux prises avec les pires difficultés quotidiennes et les terribles retombées de la crise de 1929... Un protectorat envahi par le doute et dont les fastes du cinquantenaire arrivent mal à dissimuler les premières lézardes... un nationalisme dégagé de ses pesanteurs archaïsantes et ses prétentions patriciennes, arraché des cénacles douillets et en rupture de plus en plus marqué avec le ronron et la routine, le papotage et l’immobilisme d’une cotêrie de sectateurs doctrinaires et incapables... Et voilà qu’un homme frappe la chronique, dérange les habitudes brouille les cartes bafoue les règles du jeu et les règles tout court..., brocarder les Establishment nargue les bien-pensants, fait tomber les masques et les faut semblants, fait éclater les contradictions… le Destour... et puis, surtout, n’hésite pas à parcourir le pays, à prononcer discours sur discours à enflammer les foules et à défier la France.
S. Sen Slimane, encore étudiant à Paris mais déjà fortement engagé dans l’action nationaliste, suit avec sympathie l’ascension fulgurante de ce «zaim» d’une nouvelle trempe et adhère au Néo Destur dès sa création. C’est l’année 34. De retour à Tunis pour ses vacances d’été Slimane accourt écouter Habib Bourguiba et il en est fortement impressionné proprement subjugué pas ses qualités d’orateur, son argumentation. Son charisme. C’est le coup de foudre... Ce jour-là, et longtemps encore, il aura du mal à retenir ses larmes en entendant cette voix enrouée, frissonnante, incisive... Ce jour-là il aura comme l’impression de rencontrer là son «double sublime».., comme le pressentiment aussi de se trouver là sur les pas d’un homme de combat décidé à en découdre et prêt à «trinquer» au prix fort. Les événements de septembre1934, la fermeté dont fit preuve Habib Bourguiba «dont le courage à Borj El Bœuf écrit-il — tranchait avec l’attitude souvent peureuse de ses camarades» ne firent que le conforter dans cette conviction. Mieux, il est désormais persuadé que cet homme incarnait non seulement une certaine idée de l’action et de la révolte qu’il avait, lui,
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 21 Avril 1989
toujours partagée mais aussi cet esprit de la résistance de préservance dont le mouvement national avait un si grand besoin... et qu’il appartenait à cette race assez rare de ces hommes politiques entiers, indomptables et obstinés jusqu’à l’entêtement... Bref à cette race qui était la sienne aussi...
Rien d’étonnant dès lors de voir B. Slimane, dès son retour définitif en Tunisie en juillet 1936, se ranger pleinement mais jamais inconditionnellement aux côtés de son « Si Lahbib » et en devenir peu à peu l’un de ses plus ardents partisans au sein du Bureau Politique dont il devint membre en 1937. Une grande amitié se noue entre les deux hommes. C’est l’époque du fidèle compagnonnage, de la parfaite communion et des randonnées communes en plein dans les fins fonds de la Tunisie profonde... la découverte terrifiante de ces files d’affamés amassés aux portes des «tékias», de ces enfants cadavériques de Aïn Jelloula, de ces cohortes de guenillards qui sillonnaient les routes. « remontaient» vers les villes… vers le nord... et se nourrissaient de «talaghouda» mais aussi la découverte exaltante des fiévreux corps à corps avec les pulsions et les passions populaires... avec le pouvoir et la police coloniale également, des ferventes réunions dans les étroites arrières boutiques fermées et enfumées, des intenses frissons et de la fébrile agitation qui précèdent les veillées d’armes... Car quelques mois seulement plus tard, c’est de nouveau la rupture et la perspective d’un nouvel affrontement avec la France. Les uns s’affolent, d’autres applaudissent, le Néo Detour est divisé... Bourguiba hésite à franchir le Rubicon, temporise, essaye de sauvegarder l’unité du Parti, cherche à ménager ses arrières et peut - être aussi ses vieux campagnons les Materi, Sfar et Cie... Pas pour longtemps du reste... En effet la «jeune garde» B. Slimane en tête, s’impatiente, se rebiffe, le pousse à la rupture... Et c’est les événements du 9 avril 1938... l’épreuve commune avec son lot de peur, de douleurs, de doutes mais surtout, hélas, de déceptions devant la défaillance de quelques uns de leurs plus chers amis qui avaient laché le morceau et les avaient lachés et accablés de surcroit... Suit alors une longue et commune captivité avec ses moments durs et douloureux.., les implacables interrogatoires de Cayla qui voulait leurs têtes, les humiliations et les privations de Fort Saint Nicolas, les pressions, les intrigues et les traquenards des puissances de l’Axe... mais aussi avec ses petits moments de bonheur et de détente et ses élans de solidarité et de fraternité.., les parties de «rounda» et de «trissiti», les «repas bricolés», les visites de la «dame bien fardée» à son capitaine de réserve(l) les émois et les espoirs de la bataille d’Angleterre, les échos des premiers combats de Stalingrad, les incessantes « engueulades» autour de la corvée domestique, les «sérieuses discussions» sur le devenir du Monde, le départ pour l’Italie précédé par de « drôles de pérégrinations» à travers la France occupée, les rêveries et le réveillon à Châlon sur Saône, le farniente à Nice, les tentations et les séductions romaines, les promenades noctures dans la Ville Eternelle et les méditations solitaires devant la prison de Jughurta... le lion de Judée... la maison de la maîtresse du Duce... etc....
Ces cinq années de souffrances, d’exil, d’espoirs ne font que raffermir les liens entre ces hommes. Pour Slimane, Bourguiba est encore et plus que jamais «le grand combattant», l’homme «qui… selon lui-même avait atteint dans la Résistance un degré tel qu’à l’avenir il sera difficile d’atteindre...» Mais, il faut dire que, déjà, il y a comme quelque chose, qui a cassé quelque part... C’est, déjà, le compte à rebours qui se déclenche.., l’image de ce «double sublimé» qui commence à se brouiller. (A suivre)
La semaine prochaine 2) l’image brouillée (1943-1950)
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 21 Avril 1989
Quand me vient une idée, je la suis sans peur de personne et je me sacrifie pour elle Et la situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui en est une preuve !)
Bourguiba s’était tu. Allala Laouiti qui se trouvait au bout de la grande table s’adressa à moi et me dit d’un ton fraternel
«سي سليمان تعرف سي الحبيب إحبك»
(Si Slimane tu sais que Si Lahbib t’aime bien...) et d’autres paroles pour me calmer dont je ne me souviens pas bien
Saida, la nièce de Si Lahbib qui se trouvait dans la cuisine au rez-de-chaussée est remontée en vitesse alertée par les cris de la discussion et se dirigeant vers moi toujours debout, mit sa main sur mon épaule et essaya de me calmer à son tour:
«إلواش جابدين الهدره إنت وسي لحبيب أوخيان اقعد سي سليمان»
(Pourquoi avez-vous sorti cette histoire ? Si Lahbib et toi, vous êtes comme des frères ! Asseyez-vous Si Slimane).
Calmé, je m’assis et me voilà de nouveau à gauche de Bourguiha comme si rien ne s’était passé. On se remit à manger et Bourguiba qui avait dans son verre un peu de jus de poire me le passa en boire. Et le repas se termina comme il avait commencé, dans le calme.
LES MOUTONS DE L‘AID
Quelques jours après la réception donnée au Palais Es-Saâda de La Marsa, à l’occasion de la Fête Nationale du 1er juin 1959, Allala Laouti me téléphona à mon cabinet pour me parler du mouton que voulait m’envoyer Bourguiba à l’occasion de la fête de l’Aid El Kébir. Cette année-là l’Aid El Kébir avait lieu le 16 juin 1959.
« الحبيب يحب يبعثلك علوش العيدسليمان سي » (Slimane Si Lahbib voudrait t’envoyer le mouton de l’Aid). A l’annonce de ce cadeau, je ripostais sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant
« اه اه اهـ ولينا كيف البيات، ولينا نهديو العلالش في العيد »
(Ah ! Ah ! Nous voilà comme les Beys (les Beys â l’occasion de cette fête, offraient des moutons à leurs courtisans, à leur entourage, à leurs ministres, à leurs médecins, etc...) Nous offrons des moutons à l’occasion de l’Aid). Allala Laouiti répondit
«فاش جاء هالكلام الواحد ما ينجمشي يهدي لحبيب علوش»
(Mais pourquoi ces paroles. Est-ce qu’il est interdit à quelqu’un d’offrir à son ami un mouton à l’occasion de l’Aid ?)
Je repris la parole pour faire remarquer à Allala : «لا لندراشي الحبيب عندو هنشير وإلا جلبة علالش. اسمعني الطريقة هذه نقبلو اما الطريقة الجاية لا »
(Est-ce que Si Lahhib a une propriété ou un troupeau de moutons ? Ecoute-moi. Cette fois je l’accepte, mais la prochaine fois, non)
Et Allala termina «ديمة كيف كيف » (Tu es toujours le même)... «سلملي على سي الحبيب واستكثر خيره» (Mes salutations à Si Lahbib et remercie-le de ma part)
C’était un beau mouton, bien en chair qui était venu s’ajouter à celui qu’envoyaient les frères de Zaghouan.
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 21 Avril 1989
Bourguiba - Ben Slimane
Le roman inachevé...
II - L’image brouillée1943-1950)
par: Hassine Raouf Hamza (historien)
« En prison… Bourguiba se faisait apporter des livres prêtés par la bibliothèque. Parmi ces livres, il reçut trois tomes d’une histoire des croisades, écrite par R. Grousset.
Un jour, il nous demanda à Salah et à moi d’écouter la lecture d’un épisode de cette guerre interminable entre l’islam et le Chrétienté. Nous étions installés dans notre cellule, Bourguiba au milieu, Salah à sa gauche et moi à sa droite. Il commença la lecture sur la mise à sac de Bagdad et la chute de la dynastie abbasside sous les coups de l’invasion des hordes tartares... Bourguiba lisait avec tant de talent qu’à un moment donné, lui et moi avions fondu en larmes, regardés par Salah Ben Youssef impassible... »
L ‘épreuve du 9 avril n’a pas fait qu’affermir les liens entre ces deux hommes. Cinq années de vie commune, de vie recluse, en aiguisant certains de leurs traits et en faisant «éclater» au grand jour quelques aspects de leurs personnalités jusque-là refoulés ou camouflés, vont aussi leur permettre d’encore mieux se reconnaitre, de mieux se découvrir. Et pour B. Slimane, cette découverte n‘était pas de tout repos car elle ne manque pas de brouiller et d’altérer quelque peu cette image parfaite et harmonieuse de ce «double sublimé». Désormais il connaît, en effet, l’Envers du décor... le tempérament envahissant de Bourguiba, son refus de toute critique, de toute contradiction, de toute contrariété, Sa tendance à manipuler et à «mater» tous les hommes qui l’approchent, sa propension à vouloir, toujours et tout seul, tout régenter et tout décider et à chercher, à tout moment et à tout prix, à avoir raison en tout et de tous, son mépris profond pour la plupart de ses camarades dont il prend un malsain plaisir à admonester ou à humilier publiquement... Il sait bien désormais qu’un Bourguiba en cache un autre..., tout aussi vrai et qu’à côté et au cœur même du Tribun et du Combattant se trouve là, comme embusqué, l’animal politique… fasciné par le Pouvoir et peut être encore plus peut-être par son propre pouvoir de fascination, de persuasion, de domination... Bref II sait désormais qu’il a affaire à un Bourguiba - Janus, même si pour le moment il ne veut en retenir ou en voir qu’une face... la sienne. Et du reste, il faut dire que jusque-là il ne s’en fait pas outre mesure. Ce qui, par contre, commençait à l’inquiéter vraiment, c’était l’attitude passive de ses autres camarades qui se laissaient faire par Bourguiba et le laissaient faire sans broncher, car, pour lui, cette démission voire cette pusillanimité ne pouvait qu‘encourager ce dernier dans sa mégalomanie dévorante et aboutir à terme à la chosification du Parti. C’est pourquoi et tout au moins pour ce qui le concerne il n‘hésita pas désormais à tenir tête à Bourguiba et à tenir bon face à ses menaces et à ses caprices. Des accrochages parfois vifs s‘en suivirent aussi bien à propos de « grands problèmes politiques», notamment celui des alliances avec l’Axe et avec les Alliés, qu’à propos des «petits riens» de la vie carcérale: une corvée que Bourguiba ne voulait pas assurer, une règle à laquelle il ne voulait pas s‘astreindre, une partie d’échec qu’il ne voulait pas perdre, etc...
Bien sûr que Bourguiba tout aussi têtu que Slimane ne cédera presque jamais aux récriminations de ce dernier.
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 28 Avril 1989
Mais s’il en était agacé et même gêné surtout quand celles-ci lui étaient adressées en présence des autres camarades il n‘en appréciait pas moins le courage et la franchise de leur auteur dont il n’était pas prêt d’oublier qu’il fut, avec S. Ben Youssef, le seul membre du BP. à s’être retrouvé à ses côtés, lors de l’épreuve du 9 Avril. II était probablement conscient aussi que ses deux hommes, Salah et Slimane, n‘étaient pas seulement ses deux dauphins «attitrés» mais aussi ses deux moitiés, ses deux faces de Janus.. le premier, le seul avoir partagé ses analyses sur la nécessaire alliance avec les Alliés, étant quelque peu son versant/version «cérébrale» le second son versant /version «tripale» Et surtout il était persuadé que dans cette Tunisie de l’après - guerre, où les notables (Les Chenik, Jellouli et Cie) et le Vieux-Destour avaient repris, par le biais du moncefisme, le devant de la scène et où le Néo-Destour se trouvait demantelé et quelque peu marginalisé, il aurait non seulement besoin d’un politique comme B. Youssef capable à la fois de coller et de phagocyter cette «nébuleuse moncefiste», d’amener aussi vers le Néo-Destour certains secteurs de l’opinion Tunisienne qui ne lui sont pas encore totalement acquis (intellectuels, fonctionnaires, commerçants) et d’entreprendre la réorganisation et la réanimation de ce parti, mais aussi d’un homme d’action comme B. Slimane pour veiller au grain pour empêcher toute «dérive bourgeoise» ou «archéo» et pour maintenir et entretenir dans ce parti le souffle et le geste, la verve et le verbe populiste. En somme, il était persuadé que le Néo Destour avait encore besoin à la fois d’une plus grande ouverture sur la société politique (la Cour, les membres du Grand Conseil, etc...) et sur la société civile (lobby intellectuel, économique, etc..) et aussi d’un solide ancrage dans le terroir populaire et que s‘il se devait de forger et de se doter d’un relais politique il avait aussi tout intérêt à garder son âme et sa matrice fondatrice... Et que pour ce il avait besoin et du stratège et du combattant de(s) Salah et de(s) Slimane. Mais pour combien de temps encore?
En tous les cas quand Bourguiba décide de partir en Orient, les rôles semblent avoir été bien répartis, les tâches assez nettement partagées, séparées.
Janus peut donc quitter le pays, l’esprit tranquille... Mais pas pour longtemps cependant. La dyarchie, le duo Salah-Slimane ne tient pas et se transforme très vite en un duel entre deux hommes que tout sépare car, par-delà même le politique, on est là en présence de deux Mondes et de deux Morales aux antipodes, de deux tempérament que tout oppose: «l’ingéniosité et l’intelligence du fils de commerçants à la générosité voire à l’ingénuité du fils de paysans, le raffinement, les finasseries de l’homme du monde aux frustes manières et au franc-parler du roturier, l’aisance et l’entregent de bon vivant qui sait séduire, posséder, prendre... à la pureté et à l‘ardeur du passioné qui s‘abandonne, se donne, se dévoue., le savoir-faire et le doigté de l’homme politique qui veut avant tout gagner à la gaucherie mais aussi à la droiture du moraliste à qui il lui suffit seulement d’avoir raison, le réalisme glacial et sévère de l’appartchik... de la tête bien faite à l’idéalisme lyrique du révolté… de la tête brulée... Du reste, bien qu’il ait toujours reconnu à B. Youssef de grandes qualités d’organisateur et un patriotisme à toute épreuve et qu’il ait apprécié, notamment à Fort St. Nicolas, son grand courage et son sens de l’amitié, B. Slimane, qui a toujours conçu et vécu le politique comme un véritable sacerdoce et qui a toujours fait preuve dans sa vie d’une austérité et d’une sobriété qui confinent à la rudesse, n’a jamais réellement estimé ce dernier à qui il n’a eu cesse de lui reprocher, pêle-mêle et quelquefois sur un ton un tantinet inquisiteur, non seulement ses entrées dans la Cour et dans quelques salons cossus de la capitale, ses tribulations mondaines et ses fréquentations hétéroclites et hétérodoxes mais aussi «ses faiblesses de Borj le Bœuf», «son petit côté fourbijare» voir sa froideur quelque peu hautaine(1)
Les désaccords entre les deux hommes ne tardèrent pas donc à se manifester. Les initiatives prises par B. Youssef en direction du Bey et de certaines notabilités politiques, religieuses ou intellectuelles du pays ne pouvaient pas ne pas hérisser et irriter un B. Slimane qui a toujours été allergique à cette «bonne société» vers laquelle lorgne désormais son propre parti.
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«L‘éternel Bourgeois», voilà ce qu’il a toujours et par-dessus tout exécré et dans ses Mémoires il ne s’en cache pas et ne manque pas une seule occasion pour pourfendre, et pêle-mêle toujours, «les clercs pontifiants», les « beaux Messieurs », «les fils de leur père», «les beldi insipides et indolents», les «intellectuels rampants», pour dénoncer tous ces « Ahl Al Jah Wal l’lmi Wa Ennifak» « أهل الجاه والعلم والنفاق» et pour en dévoiler leur conformisme contrit, leurs petites lâchetés, leur prétentieuse suffisance, leur affabilité sournoise... Tout ce «beau monde» y passe et chacun en prend pour son grade... car s’il saura rendre hommage à l’intégrité et au courage du Cheikh Ch. Belkadi, de M Mohsen, de A. Darghout, de Me Noomane et de quelques autres «notabilités» de cœur et de valeur», il n’aura jamais assez de mots pour flétrir voir pour accabler quelque fois excessivement non seulement «les minables béni-oui oui» qui ont poussé et prospéré dans le giron et dans les bras de la France mais aussi quelques grosses pontes «dont l’honnêteté, écrit-il, était souvent en fonction inverse de leur intelligence et leur patriotisme» et quelques «grands malins» qui ont su prendre le train en marche ou qui ont su négocier tous les virages... En contrepartie, et comme en contrepoint on retrouve chez B. Slimane une admiration sans borne pour tous «les petites gens aux mains calleuses» qui ont su se faire tout seuls, dans l’adversité et souvent même dans le dénuement le plus total... une estime profonde aussi pour tous ces militants de fer qui ne savent pas tricher et qui combattent toujours face à face... les mains nus avec pour seul bagage quelques idées simples dans la tête et plein de feu dans les tripes.., ces «Mtaouas» chez lesquels il a pu se cacher au lendemain de l’entrée des Alliés à Tunis et bien d’autres sans grades... les Hassouna Karoui, A. Laouiti, A. Zlitni, H. Zaouali, M Abdessamad, A. Rebai, Belhassine et Lasfar Jerad... Bref toute la «fine fleur» des faubourgs et des bas-fonds de Tunis et d’ailleurs, tous ces fous, ces «écervelés» ces «voyous au grand cœur et aux g. . . » qui horripilaient les bonnes âmes et qui ont plus que tout autre, fait le Néo-Destour et la Tunisie indépendante.., à coup de poing, à coup de gueule, à coup de tête...
C’est cette prégnance plébéienne qui fonde en fait l’intinéraire et tout l’imaginaire, tous les comportements et tous les combats politiques de B. Slimane. Son adhésion, alors qu’il était encore étudiant à Paris. à l’Etoile Nord Africaine, et son militantisme actif aux côtés des ouvriers maghrébins de France, son affrontement en 1937 avec le Cheikh Thaâlbi et son opposition aux exigences excessives par lesquels le vieux leader cherchait à remettre sur orbite ses vieux amis politiques, ses reticences dans l’immédiat après-guerre à l’égard du Front National (2) «dans lequel écrit-il les nés-destoutiens apparaissaient comme des parents pauvres mal à l’aise parmi tant de gens biens »..., ses efforts inlassables pour faire rentrer quelques blouses et quelques chéchias au sein du B.P.... Tout cela témoigne on ne peut mieux de son désir de coller au peuple et de sa crainte quasi obsessionnelle de voir la citadelle néo-destourienne vidée de sa chair vive « لحمتها الحية» et investie par ses ennemis de toujours. Rien d’étonnant dès lors de le voir quelques mois seulement après le départ de Bourguiba en Orient, manifester son désaccord puis son hostilité à la direction du Parti en critiquant de plus en plus ouvertement « ses combinaisons, ses compromissions et ses alliances avec le Palais », «ses tentatives de mise en sommeil de l’action des masses» ou encore, après 1948, « ses inclinations atlantistes » et en s’opposant tout aussi fermement que vainement du reste, à quelques-unes de ses initiatives politiques (entrée des Cheikhs Belkhadi et F. Ben Achour au B.P… etc...). Il n’hésita pas aussi à se solidariser et à appuyer la dissidence des quelques activistes (B. Jerad. Ch. Kallala. etc...) qui sont entrés, dés 1948, en conflit ouvert avec la direction du parti qu’ils accusaient d’embourgeoisement» et d’attentisme». Ces prises de position lui attirèrent bien sûr les foudres de ces amis du B.P. qui ne manquèrent pas de lui reprocher son « indiscipline», ses activités fractionnelles, son flirt de plus en plus marqué avec les communistes et de lui adresser quelques blâmes ou mises en garde... mais ils refusèrent toutefois et par deux fois sa démission, Il faut dire que depuis quelques temps B. Slimane n’avait plus tellement de prise sur les affaires du Neo-Destour.
« Le Maghreb » N° 149 – Vendredi 28 Avril 1989
Le congrès de Dar SIim, et surtout le Conseil national du printemps 49 en consolidant la position de B. Youssef et en consacrant le triomphe de sa politique, l’avaient mis pratiquement en marge de ce parti « dans lequel — écrit-il — il se sentait de plus en plus étranger parmi toutes ces nouvelles et chic têtes qui gravitent et qui s’empressent autour de son nouveau secrétaire général». Mais, pour lui, tout n’est pas encore joué. Bourguiba peut encore tout sauver et redresser la situation en restituant à ce parti son âme populaire et en lui faisant retrouver son souffle et ses élans révolutionnaires. Il fallait le faire revenir... - Slimane ameute, mobilise le dernier carré des fidèles « ses chers et merveilleux Mtaouas », se heurte de nouveau au B.P. qui juge ce retour encore inopportun voire quelque peu importun... Finalement Bourguiba vînt... Slimane jubile, ne cache pas son contentement, son soulagement... se prépare à une nouvelle épopée aux côtés de son « Si Lahbib »... Aux uns et aux autres il ne cessait de répéter que sans le retour de Bourguiba il se serait retrouvé aux côtés des communistes... A ce moment il était bien loin d’imaginer que moins de six mois plus tard... ce sera effectivement chose faite... cette fois-ci malgré et contre Bourguiba...
1) cf. la citation en exergue.
2) Le Front national est un rassemblement politique constitué en février 1945 et regroupant autour d’une plate-forme politique commune les né et les vieux destouriens, des grands conseillers ? Des mondialistes, etc.