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FIGURES ILLUSTRES DU MOUVEMENT NATIONAL

08/02/1988 Article en PDF téléchargeable


Pour ce qui est de la date à laquelle Slimane Ben Slimane rallia le Néo-Destour, on peut avancer qu’elle fut tout naturellement antérieure à sa première apparition publique, remarquée par ailleurs à la tribune lors du meeting organisé par ce parti le 7 septembre 1936 à Gambetta-Park. En effet, ce qui nous incline à l’affirmer tient de son appartenance déjà au Destour, de sa collaboration à Paris avec des personnalités gagnées au programme de Ksar Hellal peu après son élaboration telles Habib Thameur, Salah Ben Youssef et Hédi Nouira et du chemin minimum qu’il a dû parcourir dans la nouvelle formation pour accéder à sa direction à peine plus de deux ans après son congrès constitutif


FIGURES ILLUSTRES DU MOUVEMENT NATIONAL (II)  

Sur les traces de Slimane Ben Slimane

 

 

PAR KAMEL LAARIF

« DIALOGUE » N°696 DU 8-2-88

 

 

 

 

 

Pour ce qui est de la date à laquelle Slimane Ben Slimane rallia le Néo-Destour, on peut avancer qu’elle fut tout naturellement antérieure à sa première apparition publique, remarquée par ailleurs à la tribune lors du meeting organisé par ce parti le 7 septembre 1936 à Gambetta-Park. En effet, ce qui nous incline à l’affirmer tient de son appartenance déjà au Destour, de sa collaboration à Paris avec des personnalités gagnées au programme de Ksar Hellal peu après son élaboration telles Habib Thameur, Salah Ben Youssef et Hédi Nouira et du chemin minimum qu’il a dû parcourir dans la nouvelle formation pour accéder à sa direction à peine plus de deux ans après son congrès constitutif. D’ailleurs, aucune structure relevant du Néo-Destour n’existait à Paris avant décembre 1936, date de la création de la Section de Paris sous la présidence du Docteur Thameur.

 

 

 

(II) - Le président du Comité de défense des libertés en Tunisie

 

 

Autre initiative méconnue et due à Ben Slimane durant la période parisienne de son combat, la création du Comité de défense des libertés en Tunisie dont il était le président. Peu s’en fallait car même Allal Fassi s’y est trompé en situant l’apparition et l’activité postérieurement à la répression de 1938 en affirmant « Devant la forte pression exercée sur le pays conséquemment à l’arrestation de tous les chefs, il ne devint plus possible de diriger le mouvement de l’intérieur comme auparavant. Cependant, les jeunes qui poursuivaient leurs études à Paris décidèrent d’assumer l’action jusqu’au jour de la libération des leaders et du retour de la situation à la normale. Ils ont ainsi créé le Comité de défense des libertés publiques en Tunisie sous la direction du Docteur Slimane Ben Slimane qui est considéré aujourd’hui (fin des années 1940) comme l’un des plus importants membres du Bureau politique. Ce Comité s’est dépensé intensément en meetings, campagnes de presse et contacts d’orientation avec les militants de l’intérieur »[1].

En réalité, ce comité a vu le jour à la suite de la première vague de répression du 3 septembre 1934 et mérite que l’on s’y attarde quelque peu, notamment en raison du silence volontaire et nécessairement intéressé dont il a été entouré jusqu’ici par une histoire officielle et combien courtisane.

 

 

 

 

 

Le 4 octobre 1934 : « eut lieu à Paris un grand meeting de solidarité avec le Néo-Destour dont les dirigeants venaient d’être arrêtés. La police envahit la salle où se tenait la réunion. Une bagarre s’en suivit. On entendait les cris suivants. « Les Français à la mer... »[2]. Ce fut probablement la première action d’éclat de ce comité. On retiendra des activités de ce groupe, fortement marqué de militantisme à un moment où le Néo-Destour subissait encore la hargne du « Satrape » ; sa participation en février 1936, aux côtés de l’Etoile nord-africaine et du Comité de défense des intérêts marocains, à la présentation au Front Populaire d’un plan de revendications immédiates pour l’Afrique du Nord. «Le Plan demandait la fin des régimes d’exception, les libertés essentielles, l’égalité entre Français et Nord-africains, le bénéfice des lois sociales françaises et des réformes économiques. La question nationale n’était pas posée d’une façon brutale ; on pourrait la soupçonner à travers la demande d’une assemblée représentative élue au suffrage universel. Le ton général restait celui de la modération et de l’espérance. On faisait confiance au Front populaire... »[3].

 

Pour mesurer l’importance de ce plan qui constitue, à n’en point douter, une pièce maîtresse dans la relation du rôle d’avant-garde joué par Ben Slimane et une référence de taille dans l’étude du mouvement national, il n’est que de le reproduire intégralement :

Afin de faire renaître l’espoir dans le cœur des Nord-africains et de faire revenir le calme dans les esprits, un Gouvernement de Front Populaire devra s’attacher à renoncer à la politique de la race privilégiée qui a inspiré, jusque-là, toute la législation et l’organisation administrative dans les Colonies, sources de haines et de vexations. Pour cela, nous préconisons, et ceci dans l’intérêt de tous les éléments de la population en Afrique du Nord :

1°) — Une large amnistie comprenant tous les déportés, exilés et prisonniers politiques, à quelque parti qu’ils appartiennent.

2°) — L’abolition de toutes les lois spéciales et de toutes les mesures d’exception telles :

a) le dahir berbère au Maroc,

b) le code de l’indigénat et les lois forestières en Algérie,

c) tous les décrets scélérats en Tunisie,

3°) — L’octroi des libertés démocratiques dont l’application sera consacrée par des lois.

a) liberté de presse, avec application de la loi de 1881,

b) liberté de réunion,

c) liberté d’association, avec application de la loi 1901,

d) liberté de pensée. Nul Marocain, Algérien ou Tunisien ne doit être inquiété à cause de ses opinions politiques, philosophiques ou religieuses.

e) libertés syndicales avec application des lois de 1884, de 1920 et de 1924,

f) égalité des Français, des Tunisiens et des Algériens devant le service militaire.

 

 

Revendications sociales

 

A)    Enseignement

 

1°) — L’enseignement primaire obligatoire et gratuit.

2°) — Développement de l’Enseignement secondaire.

3°) — Accession de tous à l’enseignement supérieur par l’octroi de bourses et prêts d’honneur aux plus méritants.

 

4°) — L’enseignement de la langue arabe obligatoire à tous les degrés.

 

B)    Protection ouvrière

 

1°) — L’extension à l’Afrique du Nord de toutes les lois sur la protection ouvrière

a) loi sur les Assurances sociales,

b) loi sur la prévoyance sociale.

c) l’octroi de primes de chômage aux sans-travail,

d) l’octroi d’une indemnité familiale aux chômeurs, chefs ou soutiens de famille,

e) création de cuisines populaires dans les villes et les villages,

f) ouverture de travaux nationaux pour résorber la main-d’œuvre en chômage.

2°) — L’application de la semaine de 40 heures.

3°) — L’application aux différents éléments de la population en Afrique du Nord, de la formule : «A travail égal, salaire égal».

 

 

C)    Hygiène sociale 

 

1°) — Multiplier le nombre des Etablissements sanitaires : hôpitaux et dispensaires dans les centres importants, infirmerie dans les villages et infirmeries mobiles dans les douars et les marchés.

Intensifier la distribution gratuite des médicaments aux familles pauvres.

2°) — Création dans les villes et les centres importants de maternités pour les femmes indigènes.

3°) — Aménager les asiles d’aliénés selon les méthodes modernes.

4°) —Organiser une lutte permanente et intense contre les taudis et toutes les habitations insalubres.

 

D)    Protection de l’enfance 

 

1°) Prendre les mesures qui s’imposent pour la protection de l’enfance coupable ou abandonnée.

2°) — Création, en Tunisie, au Maroc et en Algérie, de tribunaux pour enfants.

 

 

Revendications économiques et financières

 

E)    Budget 

 

1°) — Remplacer les innombrables taxes par une imposition unique et progressive.

2°) — Réduction des gros traitements qui grèvent lourdement les budgets marocain, algérien et tunisien.

 

 

F)     Mesures économiques 

 

1°) — L’arrêt des ventes-saisies sans distinction et expropriations collectives au profit de la colonisation officielle.

2°) — Abolition de cette colonisation.

3°) — Décréter le moratoire des dettes au profit des petits fellahs, des artisans et des petits commerçants.

4°) — Ouverture et élargissement du crédit aux fellahs.

5°) — Etablissement d’un régime douanier sauvegardant les industries et les produits locaux en Afrique du Nord et les protégeant contre les dumpings.

6°) — Le non-recours à l’expropriation que pour cause d’utilité publique qui soit elle-même légalement établie et conformément aux prescriptions des articles ad hoc du Code civil.

Adopter le jury d’expropriation pour l’estimation des indemnités et l’arbitrage, dans le cas où il ne peut se former de majorité au sein du jury.

 

 

Réformes diverses

 

A) Suppression de l’état de siège des villes marocaines, où celui-ci n’est plus nécessaire (Fez, Marrakech, Meknès, etc.).

Suppression des Territoires Militaires au Sud, en Tunisie et en Algérie et leur remplacement par l’administration civile.

B) Suppression de la propagande religieuse en Afrique du Nord, des aides et subventions accordées aux Cultes catholique et protestant par le Gouvernement.

 

C) Régime pénitentiaire 

 

Distinction entre les peines politiques et le droit commun.

Accorder aux détenus politiques le régime compatible avec leur condition, adoucir la vie des prisonniers qui est particulièrement inhumaine en Afrique du Nord.

D) Maintenir pour les œuvres d’assistance les biens (habous) qui leur ont été légués par les particulier et éviter que l’Etat s’en empare pour entretenir la colonisation officielle ou pour tout autre moyen.

Ainsi et pour veiller à l’application scrupuleuse des réformes que nous nous proposons et considérant que ce que les Résidents et gouverneurs généraux ont convenu d’appeler la politique de collaboration a entièrement fait faillite en Afrique du Nord.

— Considérant que la situation politique et économique du monde à l’heure actuelle, ainsi que l’évolution des rapports entre nations colonisatrices et peuples colonisés posent le problème sous un jour nouveau.

— Considérant que la subordination de plus en plus étroite des colonies vis-à-vis des métropoles au point de vue économique a abouti à la ruine des peuples colonisés.

— Considérant que des pays colonisateurs ont résolument acheminé leurs colonies dans la voie de la libération.

— Considérant que, dans ces conditions et pour répondre aux vœux de tous les Nord-africains, l’Etoile Nord-Africaine, le Comité de Défense des Libertés en Tunisie et le Comité de Défense des Intérêts Marocains, soucieux de sauvegarder la personnalité Nord-Africaine et de consacrer la souveraineté du peuple.

Préconisent de remplacer les corps institués (Délégations financières en Algérie, Grands Conseils en Tunisie), plus ou moins dépendant des bons vouloir des Résidents Généraux et des Gouverneurs par :

1°) — La création dans chaque pays de l’Afrique du Nord :

a) d’une assemblée représentative élue au suffrage universel,

b) de municipalités élues, elles aussi au suffrage universel et dans les mêmes conditions.

2°) — La séparation des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire.

Les organisations qui vous présentent ces réformes urgentes sont assurées qu’elles ne s’adressent pas en vain à votre esprit de libéralisme et de fraternité humaine. Conscientes dans le rôle qu’elles assument, de représentantes attitrées des trois peuples, elles ont agi en communauté d’idées et d’intérêts avec eux.

La politique coloniale de la France n’a pas donné jusqu’ici de résultat que les peuples qui ont mis leur confiance en elle en attendaient.

Bien au contraire, c’est avec un mélange de peine et de regret que nous constatons que ses représentants ont, en dehors de la volonté du peuple français, pratiqué dans les colonies une politique raciale, inégale, injuste et incompatible avec les institutions de l’esprit démocratique.

« Note sur l’Etoile Nord- Africaine » dans G.I. E. Gouvernement général 1936. Source: Kaddache, op. cit, tome II, annexe N° 20, pp. 926, 927, 928, 929. 930. »

Il est aisé, à la lecture de ce texte, de constater que le programme de Ksar Hellal continue à être traduit dans les faits malgré la répression peyroutonienne. Si l’on devait en attribuer le mérite à quelqu’un, c’est bien à Ben Slimane qu’il reviendrait.

En fait de stratégie de libération nationale, celle qui connaîtra la fortune d’une exclusivité partisane, voire personnelle, était manifestement une démarche commune au Néo-Destour, à l’Etoile nord- africaine, et son prolongement le P.P.A. ainsi qu’au Comité d’action marocaine. Si l’on devait rechercher l’origine de cette stratégie, comment ignorer l’apport antérieur de mouvements nationalistes similaires puisant aux sources doctrinales des réformateurs de la Nahdha, les enseignements de l’Emir Chakib Arslan propagés jusqu’au Maroc et directement inculqués aux futurs leaders nationalistes maghrébins. De même, certaines écoles de pensée françaises partageant plus ou moins les idéaux socialistes avaient certainement contribué pragmatiquement à donner forme à cette stratégie qui fait alterner la modération et la lutte à outrance dans un processus maîtrisé de libération.



[1] Allal Fassi, Ses mouvements indépendantistes au Maghreb Arabe

[2] Kaddache, op. cit., p350.

[3] Kaddache, op. cit., p466.