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FIGURES ILLUSTRES DU MOUVEMENT NATIONAL

28/12/1987 Article en PDF téléchargeable


Nous avons annoncé, la semaine dernière, notre intention de participer à l’enrichissement de l’écriture de l’Histoire du mouvement national et ce, en publiant des documents, des études à caractère scientifique ainsi que des témoignages qui seraient de nature à en souligner la dimension aussi bien collective que populaire, tout en évitant de «mettre aux enchères » la mémoire collective de notre peuple ou de nous laisser glisser sur la pente des règlements de comptes par écriture de l’histoire interposée.


FIGURES ILLUSTRES DU MOUVEMENT NATIONAL (?)

Slimane Ben Slimane

 

PAR MOHAMED ALI  BEN HAFSlA

« DIALOGUE » N°690 DU 28-12-87

 

 

 

 

Nous avons annoncé, la semaine dernière, notre intention de participer à l’enrichissement de l’écriture de l’Histoire du mouvement national et ce, en publiant des documents, des études à caractère scientifique ainsi que des témoignages qui seraient de nature à en souligner la dimension aussi bien collective que populaire, tout en évitant de «mettre aux enchères » la mémoire collective de notre peuple ou de nous laisser glisser sur la pente des règlements de comptes par écriture de l’histoire interposée.

Dans sa déclaration du 7 novembre, le Président de la République a évoqué, dans le but de rendre justice à certaines grandes figures du Mouvement national, le respect que nous devons vouer à Bourguiba et à ses compagnons. Nous avons estimé que Slimane Ben Slimane en est un. Et des plus illustres.

« DIALOGUE »

 

De retour de France, où il a effectué des études de médecine et milité au sein de « l’Etoile Nord-Africaine », Slimane Ben Slimane s’engage dans le Néo-Destour. Il collabore à son journal «L’Action Tunisienne ». Ses contributions touchent au domaine social. Etant ophtalmologue, Slimane Ben Slimane est bien placé pour décrire les misères que subissent les « indigènes » dans des hôpitaux, peu nombreux, de surcroît vétustes, et mal équipés(1). Mais c’est surtout le domaine politique qui va l’intéresser en premier lieu. On ne peut lutter sérieusement contre les maux de la Tunisie que si les nationaux prennent en main leur destiné. La lutte pour l’indépendance est donc la condition sine qua non, la clef qui permet de résoudre tous ces problèmes.

Mais la route qui mène à l’indépendance est tortueuse. Alors qu’ils sont censés lutter contre les colonisateurs, il arrive que les nationalistes entrent en conflit les uns avec les autres. Ce à quoi le Mouvement national tunisien n’a pas pu échapper.

 

 

 

Divergences au sein du Mouvement national tunisien

 

En 1937, après treize années d’absence, Thaâlbi trouve son parti, le Parti Libéral Constitutionnaliste Tunisien (Destour), scindé en deux : d’un côté, l’ancienne garde réunie autour de la Commission Exécutive, tirant sa légitimité du Congrès ordinaire de mai 1933. De l’autre, la nouvelle garde réunie autour du Bureau Politique issu du Congrès extraordinaire tenu le 2 mars 1934 à Ksar Hellal. Les deux formations se disputent la légitimité historique du Destour.

Etant donné que Cheikh Ahdelaziz Thaâlbi « était resté, pendant tout le temps qu’avait duré son exil, étranger aux querelles qui divisaient le mouvement national (...) il était respecté par tout le monde (...) »(2)

On fait donc appel à lui pour résoudre ce problème. Ainsi, le 3 août 1937 s’est déroulée, chez Cheikh Thaâlbi et sous sa direction, une réunion qui a consisté « en un échange de vues sur la question tunisienne et l’élimination des causes du désaccord qui sépare les membres des deux bureaux»(3). Slimane Ben Slimane y participe. Un comité y est élu. Il se compose de MM. Tahar Sfar, Ali Bouhajeb. Salah Farhat, Slimane Ben Slimane, présidé par Abdelaziz Thaâlbi.

Cette tentative ne fait pas long feu. La nouvelle garde estime que Cheikh Thaâlbi s’est départi de son rôle d’arbitre, en s’alignant sur les positions de la Commission Exécutive.

A l’occasion des « incidents de Mateur », le différend entre le Bureau Politique et la Commission Exécutive tourne, dangereusement, à une lutte fratricide et violente.

Slimane Ben Slimane décrit le déroulement des événements, les analyse, et porte un jugement sévère quant au rôle joué par le vieux leader nationaliste

 

« (...) Ainsi, le Cheikh Thaâlbi et le Vieux Destour entraient à Mateur escortés par la gendarmerie armée de ses mousquetons. La force armée imposait aux Tunisiens les hommes qui prétendent travailler pour l’indépendance de la Tunisie(4). A d’autres ça ne prend plus et le peuple tunisien est assez perspicace pour faire la différence entre les hommes sincères et ceux qui travaillent, poussés par la jalousie ou par des mains occultes qui veulent défendre leurs privilèges menacés par un peuple affamé et assoiffé de liberté.

» (...) Et maintenant, que penser du sinistre vieillard qui, entrant dans une ville qu’il ne connaît pas (...) »(5).

Il n’en reste pas moins que l’essentiel de la lutte de Slimane Ben Slimane reste orientée contre l’ennemi principal : le colonialisme français.

 

 

Lutte acharnée contre le colonialisme français

 

Au deuxième congrès du Néo-Destour, tenu les 30 octobre et ler novembre 1937, Slimane Ben Slimane est élu membre du Bureau Politique, aux côtés du Docteur Materi, Directeur du Parti. Habib Bourguiba. Secrétaire Général, Salah Ben Youssef, Tahar Sfar et Bahri Guiga.

Slimane Ben Slimane s’attache à la défense de la ligne du Parti. On sait que cette période a été particulièrement difficile dans la vie du Néo-Destour. En effet, après avoir retiré l’« avis favorable » au Front Populaire, le Parti rentre en conflit direct avec le colonialisme français.

Dans ces moments difficiles, le doute n’est pas permis. Il est d’autant plus dangereux qu’il tend à discréditer le Néo-Destour et, par là, laisser le peuple tunisien sans défense devant le colonialisme français.

« Des bobards lancés par des hauts-de-forme et des fez courent les salons et les antichambres, Ceux qui disent que le Néo-Destour est à la solde de l’étranger mentent effrontément(…).

Ceux qui disent que le Néo-Destour est un Parti d’afaquistes (provinciaux) sont des criminels. Le Néo-Destour est le Parti du peuple tunisien (...) »(6)

 

Deux semaines avant les événements sanglants d’avril 1938, Slimane Ben Slimane, fort de l’adhésion du peuple au Parti et à ses luttes, lance un défi au colonialisme français « (...) Un parti qui compte plus de 70 mille adhérents, placés à l’avant-garde d’un peuple qui n’a plus confiance dans ceux qui s’ingénient chaque jour à le brimer davantage et avec des méthodes variées. Un parti qui a derrière lui toute la jeunesse de ce pays, prête au sublime sacrifice. Un parti qui trouve dans les mesures de brutalité qui le frappent un sentiment pour aller de l’avant et conquérir d’autres combattants pour abattre le régime d’oppression que nous subissons.

 

» Un peuple, un parti, qui sont décidés à tous les sacrifices pour conquérir leur émancipation.

» Que peut la petite ou la grande répression contre cette volonté unanime?

» Des massacres, des déportations, de la prison ! Tout cela, nous sommes prêts à le supporter.

» Œuvrant pour l’émancipation de la Tunisie, nous acceptons de bon cœur toutes ces souffrances » (7).

Il sera inculpé et écroué. On retiendra contre lui des chefs d’inculpation dont nous citons: « (...) provocation à la haine des races, excitation de la population à enfreindre la loi du pays, attaques contre les droits pouvoirs de la République Française en Tunisie, tenue de réunion publique sans autorisation préalable » (8).

 

Sorti de prison, Slimane Ben Slimane reprend du service. A la fin du mois de janvier 1948, il est dépêché au Caire pour dissiper les malentendus entre les dirigeants néo-destouriens. Sa mission est conclue ave succès. Ce qui a permis d’envisager le retour de Bourguiba en Tunisie.

 

De retour d’Egypte, Habib Bourguiba infléchira la ligne du Parti dans le sens d’un rapprochement ave l’Occident. L’environnement international est extrêmement difficile, la guerre froide bat son plein.

 

Le Président Bourguiba estime qu’il est de l’intérêt de la Tunisie de s’allier avec l’Occident. Défenseur des valeurs de liberté... Il est convaincu que l’indépendance de la Tunisie, et même de l’ensemble de l’Afrique du Nord, est à ce prix, c’est-à-dire que seules les puissances occidentales, et plus particulièrement les Etat-Unis, peuvent faire des pressions sur la France pour l’amener à composer avec les mouvements nationalistes d’Afrique du Nord, dans le but de trouver une solution négociée qui mènera ces pays à l’indépendance.

 

C’est dans cet esprit que Bourguiba demanda aux militants destouriens, membres du «Comité pour paix et la liberté », de le quitter, ce comité étant considéré à la solde de l’Union Soviétique. Azouz Rebaï, Ali Belhouane et Nouri Boudali acceptent, Slimane Ben Slimane refuse de se soumettre, ce qui vaut « (…) d’être radié du Bureau Politique et exclu du Parti, pour avoir persisté à contrecarrer des décisions prises et pris ouvertement la résolution de combattre l’orientation du Parti, orientation strictement nationale et propre à garantir la Patrie Tunisienne contre tout danger d’aventure où voudraient l’engager des mouvements étrangers et sans lien commun avec l’intérêt du pays »(10).

 

C’est ainsi que, sous la houlette de Bourguiba, d’autres mesures similaires vont suivre, dont la plus saillante est la désaffiliation de I’U.G.T.T. du « I.S.M. », pro-soviétique, et son adhésion à la «C.I.S.L. », contrôlée par les syndicats américains et occidentaux. Ecarté, Slimane Ben Slimane n’a pas d’autre choix que de militer hors du Parti auquel il a tout sacrifié.

 

Lutte anti-impérialiste et pour la démocratie

 

Les problèmes qui ont entraîné l’exclusion de Slimane Ben Slimane du Néo-Destour alimenteront les « débats » suscités dans son journal « Tribune du Progrès » en 1960-1961 et, plus tard, les prises de position du « Comité Viêt-Nam »

Trois grands thèmes ont été débattus : la démocratie, l’économie et la politique étrangère.

La démocratie. La raison principale invoquée par Slimane Ben Slimane pour justifier l’apparition du journal « Tribune du Progrès est la défense de la démocratie : « (...) la presse d’opinion est absente depuis la liquidation de l’hebdomadaire « Action » (...)

 

La démocratie existe bien dans les textes et les lois. En pratique, elle est plus ou moins appliquée, plutôt moins que plus. Devenue formelle, cette sorte de démocratie a surtout atteint les organisations de masse qui sont les forces motrices du progrès. (...) »(11).

C’est pour cette raison que « Tribune du Progrès » s’est solidarisée avec l’équipe d’ « Afrique-Action », qui s’est attiré les foudres de Bourguiba pour avoir critiqué, dans un article, le « Pouvoir personnel », ce qui a valu à Mohamed Masmoudi l’exclusion du Bureau Politique du Néo-Destour. «Tribune du Progrès » revient à la charge en critiquant ouvertement le pouvoir personnel(12)  du Président Bourguiba.

 

Economie : Le deuxième point auquel Slimane Ben Slimane accorde une place privilégiée est le problème économique : « il y a des problèmes économiques dont le plus important est la lutte contre le sous-développement. Pour le résoudre, il est nécessaire d’agir, suivant un système de planification, qui tienne compte de l’intérêt de toutes les classes de la société (…) » (13).

 

Cette attitude explique l’adhésion « critique » de son journal à la politique économique suivie par le gouvernement, sous l’impulsion de Ahmed Ben Salah « Nous suivons avec sympathie ses efforts en vue d’orienter la politique économique vers une voie plus conforme à nos conceptions. Ce qui ne nous empêche pas de formuler des critiques ou des réserves sur tel ou tel contenu qu’il donne à sa politique. (...) (14).

 

Mais ce sont surtout les options prises par le Président Bourguiba en politique étrangère qui vont être le point de mire des critiques de « Tribune du Progrès » et, plus tard, du « Comité Viêt-Nam ».

 

La politique étrangère : Dans le domaine de la politique étrangère, des divergences importantes ont souvent opposé Bourguiba à Slimane Ben Slimane, même s’il leur arrive d’être d’accord sur certaines questions. Nous citons quelques exemples :

1) Bourguiba estime que les pays du Tiers Monde ne doivent pas se mêler à la guerre froide menée par les deux super-puissances. L’équipe de « Tribune du Progrès » ne disconvient pas, mais émet des réserves « Notre pays continue à vouloir éviter au Congo d’être un enjeu de la guerre froide. Ce qui est une intention louable, à condition, toutefois, de ne pas tomber dans le piège que tendent les néocolonialistes, (...) »(15).

2) Le Président du Néo-Destour croit que l’ONU est le meilleur cadre pour résoudre les problèmes internationaux. Ce point de vue est critiqué par « Tribune du Progrès » « (...) Pourtant, malgré tous ces faits, la diplomatie tunisienne continue à ignorer la gravité de la situation au Congo, à soutenir, comme par le passé, « la politique » de M.H. (16), à considérer Kasavubu comme un chef d’Etat « digne de respect » (...) »(17).

3) Bourguiba est convaincu que le recours aux moyens pacifiques, et plus particulièrement aux négociations, est la meilleure manière de résoudre les conflits internationaux.

Sur ce point précis, Slimane Ben Slimane est d’accord avec Bourguiba, se démarquant ainsi de la position du reste de l’équipe de « Tribune du Progrès » « La rencontre Bourguiba-De Gaulle a été un pas vers la paix parce qu’elle s’est insérée dans le processus qui a mené à la négociation. Elle a créé le climat favorable à celle-ci. Maintenant, la voie de la solution pacifique du conflit algérien est ouverte. (...) »(18).

4) Le point le plus litigieux concerne l’alliance avec l’Occident. Pour Bourguiba, qui n’a pas cessé de le répéter, il s’agit d’un « moindre mal ». Reconnaissant le bien-fondé de ce raisonnement, Slimane Ben Slimane pose un problème de fond concernant les alliances du Néo-Destour: « Notre mouvement de libération nationale avait compté sur l’aide des Etats Unis dans sa lutte pour l’indépendance. Des raisons d’efficacité étaient invoquées par nos dirigeants.

» (...) Pourquoi cet entêtement dans la recherche de l’appui du monde occidental? Parce que les dirigeants répugnaient à l’alliance avec le monde socialiste pour lequel ils éprouvaient une certaine méfiance et parce qu’ils ne croyaient pas beaucoup à la force et à l’efficacité de l’appui du Tiers Monde.(...) » (20).

Personne n’ignore les efforts déployés par Slimane Ben Slimane pour le soutien du peuple vietnamien dans sa lutte pour l’indépendance, soutien dont il a, du reste, compris le large écho qu’il a trouvé auprès des étudiants « (...) En Tunisie, par exemple, j’avoue que notre solidarité avec le peuple vietnamien manque encore de vigueur. Non qu’elle n’existe pas : témoins, la littérature anti-impérialiste largement diffusée. (...). Pis, l’attitude de notre gouvernement, négligeant les convictions profondes du peuple tunisien, fait du tort à nos camarades vietnamiens. (...)(21). .

La réaction du gouvernement ne se fait pas attendre. Le « Comité Viêt-Nam » est interdit. Slimane Ben Slimane perd son travail.

Ce n’est pas un hasard que cette même répression s’abatte sur une jeunesse particulièrement sensible à la cause des peuples opprimés, soucieuse de participer à la vie politique, et dont le seul tort est son manque d’expérience et d’informations.

On mesure maintenant les conséquences néfastes qu’a entraînées l’exclusion, en 1950, de Slimane Ben Slimane du parti, devenue, depuis, une tradition bien déplorable.

Le Néo-Destour aurait bien pu s’accommoder de l’existence, en son sein, de la sensibilité anti-impérialiste qu’incarnait Slimane Ben Slimane. Sa présence aurait pu Constituer une sorte de pont salutaire entre le Parti et l’Université et épargné, peut-être, au pays les crises que l’on sait.

 

 



(1)       BEN SLIMANE (Slimane) : L’assistance médicale à Tunis, in « L ‘Action Tunisienne », 14 janvier 19.37, p 2. Voir aussi: BEN SLIMANE (Slimane): Les consultations de l’Hôpital Sadiki, in « L ‘Action Tunisienne », 28 janvier 1937. p2.

(2)       BOURGUIBA (Habib) : Ma vie, mon œuvre 1934- 1938: Textes réunis et commentés par Mohamed Sayah.

(3)       Editions Plon. Paris, 1986. p. 228.

(3)    Ibid. p. 452.

(4) Souligné par Slimane Ben Slimane.

(5) BEN SLIMANE (Slimane) : Les agents provocateurs à l’heure, in «L’Action Tunisienne», 30 septembre 1937, pp 1-2.

(6) BEN SLIMANE (Slimane) : Silence ! Calomniateurs, in « L’Action Tunisienne », 11 janvier 1938, p. 1.

(7) BEN SLIMANE (Slimane) : La grande offensive, in « L’Action Tunisienne » 26 mars 1938, p. 1.

(8) BOURGUIBA (Habib) : Ma vie, mon œuvre, 1938- 1943. Textes réunis et commentés par Mohamed Sayah,

Editions Plon. Paris 1986, pp. 401-402.

(9) LAKDAR (Latifa) : Wafa — Linidal Slimane Ben Slimane (Fidélité au combat de Slimane Ben Slimane),

 in « Attariq Al Jadid », 12 avril 1986.

(10) Voir texte in « Mission », 24 mars 1950, p. 2.

(11) BEN SLIMANE (Slimane) : A nos lecteurs, in « Tribune du Progrès N° 1, décembre 1960, p. 3.

(12) Voir:

— Pouvoir personnel: La démocratie se conquiert, in « Tribune du Progrès » N° 11, octobre 1961, p, 4.

       Pouvoir personnel. Le soleil et le tamis, in « Tribune du Progrès» N° 12-13, Nov.-Déc. 1961. p4.

(13) BEN SLIMANE (Slimane): A nos lecteurs, in « Tribune du Progrès » N° 1 décembre 1960, p. 3.

(14) Tribune du Progrès: Editorial in « Tribune du Progrès, » N° 12-13. Nov.-Déc. 1961. p. 3.

(15) Lumumba, l’ONU et nous, in « Tribune du Progrès, », décembre 1960. p. 12.