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Sur Les traces de Slimane Ben Slimane

01/02/1988 Article en PDF téléchargeable


Sur les connes de l’hebdomadaire du P.S.D., « Dialogue », mon ami Mohamed Ali Ben Hafsia a rappelé le souvenir du Docteur Slimane. Ben Slimane, une figue éminente du Néo-Destour : cette présentation, préliminaire bien sûr, ayant le mérite de situer sommairement le personnage appelle des précisions et soulève un débat relatif à des choix et orientations que celui- ci proposés au début des années1950


« DIALOGUE » n° 695 DU 1/2/88

 

DEBAT

 

FIGURES ILLUSTRES DU MOUVEMENT NATIONAL

 

Sur Les traces

de Slimane Ben Slimane

 

                                                                                                              PAR KAMEL LAARIF

 

    Sur les connes de l’hebdomadaire du P.S.D., « Dialogue », mon ami Mohamed Ali Ben Hafsia a rappelé le souvenir du Docteur Slimane. Ben Slimane, une figue éminente du Néo-Destour : cette présentation, préliminaire bien sûr, ayant le mérite de situer sommairement le personnage appelle des précisions et soulève un débat relatif à des choix et orientations que celui- ci proposés au début des années1950, entraînant, à l’époque, son exclusion du Parti, et à une activité politique dans le cadre de « la Tribune du Progrès » dans la mouvance du P.C.T. qui devrait conduire, elle aussi, à l’interdiction de ce parti .

   « Dialogue » a saisi l’opportunité d’un tel débat. Il a publié des documents inédits, faisant état des réactions de certains militants à la suite de l’exclusion du Docteur Ben Slimane du Néo- Destour. Quel ne fut mon étonnement devant ce constat. La génération de militants qui a rallié le Néo-Destour au lendemain de la seconde guerre mondiale s’interrogeait déjà sur les normes de fonctionnement intérieur du Patri, ses rapports futurs avec l’Etat à investir et à remodeler, le type de société à promouvoir une fois l’indépendance acquise. Faute d’avoir des réponses en leur temps et singulièrement en raison de ce que le Docteur Ben Slimane s’est incliné devant ce qui devait représenté une occasion privilégiée d’appliquer rigoureusement  le règlement intérieur, ces questions se sont posées en termes de violence et de contre -violence lors de la crise de l’autonomie interne, de déchirement lors du congrès de Sousse en 1959, de banqueroute effrénée, de vide idiologie périlleux tout au long des années 1970. L’interdiction de la presse indépendante, inscrite dans un processus de musellement entamé bien avant celui de la «  Tribune du Progrès »  en portant un coup dur à l’esprit de tolérance dans le pays, a achevé de cantonner le Parti dans l’espace étriqué d’une structure d’approbation aveugle.

     Si aujourd’hui notre besoin de vérité procède d’une louable volonté de réhabilite tous ceux qui ont apporté, au prix de souffrances et de sacrifices de touts sortes, leurs concours à la libération de la partie et à l’édification de la Tunisie moderne. Il importe au plus haut point que cette justice rendue ne le soit pas au détriment des véritables acteurs de l’Histoire contemporaine de la Tunisie. Ceux dont la mémoire appelle la réhabilition et  ceux que l’on cherche à réhabiliter à grands coups de manchettes ont commis des erreurs, parfois tragiques. L’Histoire traite autrement ses judiciables que ne le feraient les prétoires et les tribunes politiques ou journalistiques. Elle n’accorde ses faveurs qu’à ceux qui l’ont réellement faite tel Bourguiba.

 

 

           

           I.      Ben Slimane, l’Etoiliste

 

   S’agissant de Slimane pourtant figure de premier plan du mouvement national tunisien, voire maghrébin, nous constatons que ni son combat, ni même sa vie personnelle n’ont échappé à la controverse. Si, globalement, les étapes majeures de son combat au sein du Néo- Destour et notamment ses prises de positions à la veille de l’ultime bataille de libération et au lendemain de l’indépendance sont notaires, d’autres épisodes de son parcours politique, surtout à ses débuts, ont été occultés. Plus grave encore, les données les plus élémentaires relatives à la personne ont été ignorées ou diversement rapportées.

   Ursel Clausen lui attribue comme date de naissance le 13bfévrier 1885[1]. Tandis que Sophie Bessis affirme qu’il était âgé de seulement plus de 80 ans quand il était éteint le 24 février 1986[2]. Une reconstitution à laquelle nous avons procédé nous a amené à donner raison à Sophie Bessis : «  il est né è Zaghoun dans les premières années du siècle ». Ila suivi ses études secondaires au Collège Sadiki de Tunis, aux lycées de Beauvais et d’Evreux en France puis des études supérieures de médecine à l’Université de Paris dont il sortit avec le diplôme de Docteur en Médecine, spécialiste en ophtalmologie. Rentré au pays, fin 1936, il sera arrêté le 4avril 1938. Il n’aura exercé sa profession d’oculiste à Tunis que sporadiquement, puisqu’il s’adonnait activement à des tournées de propagande à travers la Régence tout en collaborant à la rédaction de « l’action Tunisienne », organe de Patri.

     Le rôle qu’il a joué dans le cours des événements, ainsi que le stature de l’homme qui se situait à leur épicentre étaient de nature à lui éviter tout même l’oubli dans lequel il a sombré. Quand nous observons le cas qui est tapageusement fait de personnes dont le rôle a été insignifiant dans le mouvement national et qui n’ont eu que l’heur de plaire une fois les choses rentrées dans «  l’ordre », on ne peut s’empêcher d’en concevoir gêne, amertume et trouble. Sophie Bessis a, raison d’émettre un doute, douloureux pour nous, quand elle dit : «  il n’est pas sûr que les jeunes Tunisien aient en mémoire le nom de l’homme qui s’est éteint au matin du 24 février à plus de 80 ans… le Docteur Slimane Ben Slimane a pourtant consacré la majeure partie de sa vie  à défendre son pays et l’idée qu’il s’en faisait [3] ».

     Il adhéra probablement au Destour qui fut fondé en 1920, à l’instar de plusieurs jeunes intellectuels Habib Bourguiba, Tahar Sfar, Youssef  Rouissi, et c., pour faire l’expérience d’une marginalisation allant de soi dans un cercle de nobles et de vieux turbans ombrageux et suffisants. Au demeurant, d’autres personnalités aux prétentions réformatrices et pourtant moins jeunes, dont Tahar Haddad, s’y étaient déjà heurtées et se sont vues jetées aux orties.

 

 

 

 

 

 

 

La fusion conjoncturelle entre nationaliste et communistes

 

   C’est dans la période parisienne alors qu’il poursuivait ses études que Slimane Ben Slimane entreprend de façon significative des activités politiques. Il ne pouvait trouver d’organisation mieux appropriée pour se jeter dans le combat politique que l’Etoile nord-africaine, qui fut fondée en mars –juillet 1926 par la fusion conjoncturelle de deux courants idéologiques différents : le mouvement communiste international  et le mouvement nationaliste nord-africain.

   Marqué par une double affiliation, des vicissitudes historiques tenant aux orientations infléchies tantôt par l’un et tantôt par l’autre de ces deux horizons, ce «  melting pot », ou nombre de futurs leaders nationalistes maghrébins se sont cherchés, allait façonner durablement le profil politique dualiste de Slimane Ben Slimane. Celui-ci ne se départira jamais de son double ancrage national et social. Comment en eut-il été autrement alors que l’étoile nord- africaine  a été le produit de la convergence de la stratégie de l’internationale communiste et des aspirations nationalistes disparates de mouvement, groupement et personnalités éparpillées à travers le monde colonisé ou semi-colonisé et  les métropoles impériales.

 

    Pour les Communistes, l’Etoile nord- africaine devrait être une organisation nationaliste révolutionnaire appelée à canaliser, structurer et contrôler l’aile marchante du «  nationalisme bourgeois » nord-africaine. En somme, elle devait servir de cadre à un activisme communiste manipulateur intéressé par la mobilisation d’une masse d’ouvriers maghrébins d’autant plus accessibles aux arguments des mentors de l’I.C. qu’ils étaient miséreux, non syndiqués et coupés de leurs racines. Les travailleurs algériens résidant en France  en 1925 comptaient à eux seuls 100.000 individus. C’est dire l’importance de cette masse disponible et manœuvrable. Les raisons de cette tactique étaient multiples : le recul après l’euphorie des débuts des années 1920 consécutif à la répression dans les colonies et semi-colonies (répression de la Section fédérale internationale communiste par le Président Général, Lucien Saint, coup d’arrêt au Patri communiste égyptien par le Gouvernement Wafd et du Patri communiste turc par le Gouvernement de Mustapha Kamel, etc.  ), les débuts de noyautage par les courants nationalistes et les inévitables schismes. Pour  soutenir son expansion, le communisme en difficulté devait se redéployer selon une formule nouvelle consistant  à endoctriner sue place, c’est-à-dire en métropole, les Nord-africain, alors plus sûrs, qui, de retour chez eux, prêteraient  main-forte aux activités communistes locales.

    Pour leur part, les Etats-majeurs des mouvements nationalistes, conscients de l’inégalité du combat, face à toute puissance de la machine coloniale, ne répugnaient pas à s’accommoder d’une collaboration que les communistes leur offraient. En dépit des divergences idéologiques  qui les séparaient de ces alliés de fortune, les nationalistes voyaient là un moyen d’attiser la discorde dans les rangs de l’ennemi commun. Les exemples de cette conjonction sont fort nombreux. En Tunisien, le cheikh Abdelaziz Thaâlbi, leader du Destour tout récemment formé, voyant tout le patri à tirer de cette alliance, incitant les jeunes intellectuels à coopérer avec la SFIC de Tunis dont le chef, Robert Louzon, appréciera  la contribution active. C’est ainsi que ces recrues grossiront ses troupes, exerceront leurs talents rédactionnels sur ses publications dont la célèbre Brochure Rouge éditée  en arabe, et ce jusqu’à la dissolution de la SFIC de Tunis, le 17 mai 1922. Mohamed Ben Hassine m’a confié, il y a quelques années, qu’il fut rédacteur de cette feuille « Errissala El Hamra » sur l’instigation expresse du Cheikh Thaâlbi. Même la police française n’a pu comprendre le jeu et s’inquiéta, à tort pourrait-on dire, de l’ampleur du communisme en Tunisie.          Les puissances coloniales se serviront plus tard de cet amalgame, involontaire à son début, comme alibi pour imputer le développement de tous les mouvements nationalistes, panarabes, panislamistes et autres à une stratégie inspirée et tétéguidée par le Komintern. Ce schéma avait déjà vu  des applications dans plusieurs autres colonies et semi-colonies. Ibrahim Hananu, chef de la révolte anti-française de la montagne Samâane dans le nord de la Syrie,  avait eu des échanges écrits avec Lénine qui lui avait offert son aide à la condition de joindre ses forces à ceux de Mustafa Kemal sous la bannière du panislamiste. Offre singulière, qui restera sans lendemain, mais pour des raisons historiques et politiques : les Arabes venaient à peine de jeter bas le joug ottoman et l’homme qui achevait de ramasser les miettes de la Turquie avait déjà affiché ses intentions de lui faire rompre toute attache avec le monde arabo-musculman.[4]             

    

    Le Ghazi, quant à lui, signera quelques mois plus tard (mai 1921) et à l’heure même où il décapite le P.C. turc un traité d’amitié et de fraternité avec l’Etat bolchevique dont il obtiendra aide financière et armement.

 

Panarabisme, Panislamiste et l’Internationale communiste

 

   Ce sont là des illustrations de la mise en pratique par l’I.C. de son soutien aux «  mouvements » bourgeois de libération qui devait pourtant être dispensé selon Lénine seulement «  quand ces mouvement seront réellement révolutionnaires et quand leurs représentants ne s’opposeront  pas à ce que nous éduquons et organisions les paysans et les grandes masses d’exploités[5].

    Deux explosions anticolonialistes : le soulèvement du Rif conduit par l’Emir Mohamed Ben Abdelkrim Khattabi et la révolte syrienne de Sultan Atrache allaient remettre la collaboration à l’ordre du jour. L’I.C, tout en cherchant à donner une impulsion à l’expansion du communisme par le renforcement des P.C. là où ils existent et leur création là où ils font défaut, s’appliquera à prendre contact avec les chefs des insurrections nationalistes. Moscou va jusqu’à soutenir Ibn Saoûd et Amanallah Khan, roi d’Afghanistan, dans le but de jouer à fond la carte du panislamisme et d’ouvrir ainsi des brèches dans le système colonial revalorisé en tant que support supplémentaire et l’encerclement de l’URSS.

   C’est dans ce contexte et alors que cette deuxième phase se coopération s’effilochait sous les attaques victoires  ou colonialisme que l’Etoile nord- africaine vit le jour pour relancer le processus. A cette époque (1926), l’I.C. prônait  l’adhésion individuelle des communistes aux mouvements nationalistes dans le dessein de les attirer dans sa mouvance. Selon les directions de l’I.C : « les communistes indigènes peuvent et doivent enter embryonnaires, qui existent à l’hure actuelle, tant en Algérie qu’en France, pour les faire évoluer vers les solutions politiques démocratiques que nous préconisons…le patri communiste ne doit pas avoir de rapports officiels dans l’organisation de ces patris, mais des  communistes doivent y adhérer individuellement et contribuer de toute manière à leur développement, y former des fractions communistes par lesquelles on  arrivera prudemment, mais sans avoir l’air de commander, à ce que la base sociale fondamentale de ces partis soit constituée par les couches ouvrières et paysannes démocratiques »[6] . Pour le déroulement d’un tel programme, l’Etoile nord-africaine représentait une plate-forme idéale, « constituée, avec l’aide et le soutien du Patri communiste française, elle avait à l’origine un programme anti-impérialiste, progressiste et démocratique ». En effet, « les ouvriers formaient l’essentiel des adhérents ; la plupart de ses dirigeants étaient membres du P.C.F.

   Un rapport de police, établi en janvier 1929, nous donne la liste du Comité central de l’ENA ; sur 28 membres, 16 appartiendraient au Patri communiste »[7].

 

 

Ho- Chi- Minh, Messali et les autres

                                                                                                                                                              

     Comme je l’ai indiqué plus haut, il n’est pas faux de dire que l’ENA fut le prolongement  de l’union intercoloniale formée autour de Nguyen AL-Quoc (Ho- Chi- Minh) par des immigrés indochinois et nord- africains notamment qui appartenaient à la CGTU (Confédération Générale du Travail Unitaire). Il n’est pas moins vrai, non plus, que l’ENA est issue tout aussi naturellement du mouvement Jeune Algérien fondé au lendemain de la première guerre  mondiale par l’Emir Khaled, mouvement qui s’appellera par la suite Fraternité algérienne ou musulmane. Ainsi, les principaux collaborateurs de l’Emir Khaled en son Comité de Paris (1924) dont Haji Messali, Abdelkader Ben Ali, Abdelaziz Menouar et Ali Hamami se retrouveront dans les rangs de l’ENA après avoir été les organisations du Congrès maghrébin en France tenu le 7 décembre 1924 et qui a rassemblé les ouvriers nord-africains des usines de la région parisienne.

   Telle est l’époque dans lesquelle le jeune Slimane Ben Slimane a évolué et alors qu’il n’a été encore propulsé à l’avant-scène de l’Etoile, point de confluence des principaux courants idéologique en cours . Son heure arrivera durant les années 1935-1936. Les matériaux relatifs à son rôle n’ayant pas été encore exhumés, nous avons été amenés à projeter sur son personnage les traits d’un autre leader dont il fut camarade de combat : Messali. D’abord, au contact plus que chez eux l’ampleur des inégalités entre Français et indigène. Leur prise de conscience et l’éveil de leur volonté de lutte contre ces inégalités précédent certainement d’un fond culturel commun vivace. Ensuite le communisme, par ses mots d’ordre contre l’exploitation à la fois capitaliste et coloniste, par sa quête d’embrigadement des Nord-africain toutes, leur a offert un cadre d’action tout indiqué. Expliquant les circonstances dans lesquelles des jeunes maghrébins sont venus au communisme en cette époque, Messali dira plus tard : « vous savez, au temps de l’Etoile nord-africaine, nous étions très jeunes.          

Nous avions vu venir à Tlemcen, à Oran, des hommes éloquents qui parlèrent de notre pays, de nos libertés, de nos droits. Ils s’appelaient Paul Vaillant Couturier, Charles-André Julien »[8] . Il faut remarquer que son adhésion auparavant à la Fraternité musulmane en décembre 1923 ne lui avait pas fourni une véritable structure de combat tant elle était confiné dans des limites corporatistes et formée essentiellement de militants jouissant déjà d’acquis.

      Dans ces mémoires, Massli rapporte, en explication de son éloignement de ce mouvement, que quant il demanda : «  qu’une délégation se constitue pour demander au gouvernement la suppression du Code de l’indigénat et la restitution de nos droits… cette intervention soulève encore un tollé plus violent chez les beni oui-oui .. »[9]. C’est ainsi qu’il se tourna vers le Parti communiste, surtout que celui-ci avait, à l’époque, pris fait et cause pour le soulèvement rifain. A la suite d’un passage à l’école des cadres communistes de Bobigny, il émergera comme le plus important et le plus important et le plus important et le plus actif membre nord-africain du P. C. F 1927 le retrouvera au sein de l’ENA fondée une année plus tôt par Abdelkader Hadj Ali, un ancien de Fraternité musulmane qui, lui aussi, avait adhéré au Patri communiste et fait partie de l’Union intercoloniale.   

     Le  premier congrès anticolonialiste réuni à Bruxelles entre le 10 et le 14 février 1927 par la Ligue anti-impérialiste et anticolonialiste (fondée en 1926) constitua la consécration d’une coopération entre tous les courants hostiles au colonialistes. C’est à ce moment (mars 1927) qu’un Tunisien nationaliste déjà en rupture de ban un Destour indolent, Chadly Kha?rallah, accède aux commandes de l’Etoile. Celui-ci atterrissait à Pari en décembre 1926 à la suite de son expulsion  de Tunisie pour son activité destourienne. L’entrée en lice de Kha?rallah a été favorisée par un autre Tunisien, Tayeb Debbab, membre de la Commission coloniale du PCF et secrétaire de l’ENA depuis fin 1926. Il y avait en cela d’autant plus d’opportunité pour les communistes que l’ENA, affaibli  par l’arrestation en août 1926 puis l’expulsion de son deuxième président, Rabah Beghloul, et le départ de Khalédiens, devenait de mois en moins nationaliste et de plus en plus national communiste.

     Il n’y avait meilleurs  profil que celui de Kha?rallah, « bourgeois » et « révolutionnaire », selon les spécifications du moment pour combler le vide. D’ailleurs, le problème du leadership n’a pas été ressenti, tant il est vrai que : « quand un parti ne réuni que quelques certaines d’adhérents, le problème du pouvoir na s’y pose pas »[10]Il n’en fallait pas davantage pour que l’ENA attire sur elle l’intérêt puis les foudres de la police française qui sévissait déjà contre un parti communiste en plein gauchiste et contraint à la clandestinité. Ce qui s’en suivit fut, d’une part, la défection des étudiants tunisiens, algériens et marocains retirés prudemment sur des positions apolitiques en ralliant l’AEMNA et, d’autre part, le plongeon dans la clandestinité des éléments prolétaires les plus irréductible.

 

Slimane Ben Slimane, alias Abdul’Houda

 

     Paradoxalement,  c’est à ce moment que surgit Slimane Ben Slimane. «  le futur docteur Slimane Ben Slimane est donc le seul à continuer de militer, organiquement, dans la tourmente, au sein d’une organisation «  ouvrière »  puisque c’est lui, selon  nous, qui se cache sous le pseudonyme Abdul’Houda, lors de l’assemblée générale de 1928 ( El Ikdam) »[11]. Ne s’encombrant plus de nuances, le Patri communiste radicalisé s’en tient alors à une tactique « puriste » classe contre classe et, concernant l’ENA, décide de la reprendre en  mains. L’assemblée générale de 1928 verra ainsi  Kha?rallah perdre la direction du mouvement au profit de Hadj Ali, communiste bon teint, assisté par Djilani (ou Djilali) Chabila, comme secrétaire général, et son adjoint, Hadji Messali. Les traces de Slimane Ben Slimane se perdent alors. D’ailleurs, l’Etoile fut dissoute le 20 novembre 1929 mais reparaissait sans cesse sous de nouvelles appellations telles que «  Glorieuse étoile nord-africaine », « Union nationale des musulmans nord-africaine »…

    L’association  des Etudiants Musulmans Nord-Africains (AEMNA) fondée le 28 décembre 1927 et dont le siège se trouvait 16, rue Rollin- Paris, était là pour accueillir les étudiants nord-africains ayant quitté l’ENA, comme nous l’avions relaté plus haut. Les communistes ont cherché à y assurer leur hégémonie en la contrôlant par le biais des étudiants  sympathisants. Mais la majorité des adhérents de l’AEMNA, désappointés ainsi  que nous le verrons plus loin par les revirements communistes, se rapprocheront progressivement de la gauche non communiste. En effet, dès 1928, l’internationale communiste s’était désintéressée de la question nationale. Son VI éme congrès tenu cette année « érigea le repli sur l’URSS et la priorité de sa sauvegarde. (…) en absolu identifié à l’internationalisation prolétarien, sacralisé en dogme de la défense de la patrie  du socialisme »[12]. Ce congrès proclame en substance : «  le prolétariat international dont l’URSS est la seule partie, le rempart de ses conquête, le facteur essentiel  de son affranchissement international, a pour devoir de contribuer au succès de l’édification du socialisme en URSS et de la défendre contre les attaques des puissances capitalistes par tout les moyens »[13].

 

    C’était manifestation aller  à contre-courant des préoccupations nationalistes des alliés nord-africains et particulièrement les intellectuels parmi eux, à un moment où du fait du déchaînement colonialistes à partie de 1930. La question nationale s’était posée dans un contexte qui lui était propre (congrès eucharistique à Carthage, 6 mai 1930 ; le Dahir berbère, 16 mai 1930 ; Centenaire de la prise d’Alger, 5 juillet 1930 ; Cinquantenaire du protectorat française en Tunisie, 12 mai 1931).        Le raidissement national qui suivit cet enchaînement de provocations coloniales, s’il n’a pas suffit à mettre fin à la léthargie des vieilles élites, allait provoquer une relève par les jeunes dont ceux qui s’étaient signalés à l’ENA et à l’AEMNA. Donner raison aux communistes dans les accusations qu’ils  portèrent alors au Wafd, à la Koulta Watanya et au Destour, traités de nationaux- réformistes, capitulards et contre-révolutionnaires relèverait d’un euphémisme dérisoire. Par contre, on retiendra  le peu de cas qu’ils ont fait du rôle essentiel joué, dans la relève, par une jeunesse à la formation politique de laquelle ils avaient jadis contribué.

 

 

Communistes-nationalistes maghrébins : La bifurcation

 

    Illustration éloquente de cette bifurcation, le leadership de l’ENA incline de plus en plus vers Messali. Dans le grand meeting que celui-ci organisa le 28 juin 1930, il fait déjà figure de chef. Les divergences entre le courant messaliste et les communistes vont  s’accentuer jusqu’au second congrès mondial de la Ligne anti-impérialiste de Francfort (20-31 juillet 1929) où elles furent publiquement étalées et où, paradoxalement, celle-ci se mua, dénomination à l’appui, en Ligne contre l’impérialiste et pour l’indépendance nationale.

     En octobre 1930, les éléments communistes de l’ENA tentent de s’emparer de ses commandes par la création du journal mensuel publié en langue française, « El Ouma ». Nouvelle tentative en juin 1931 par la relance  des souscriptions réunions avec l’appui diligent du Tunisien Ahmed Ben Miled, un transfuge de la S .F.I.C de Tunisie. Le troisième essai de mainmise communiste sur l’ENA (janvier-février 1932) exacerbera l’antagonisme entre massalistes et communistes. « Latent, depuis des années, le conflit des années le conflit connaît alors son heure de vérité et se dénoue par la première scission organique au sein de l’ENA »[14]. Deux groupes se constituent alors l’un, communiste, autour du journal « El Amel » dirigé par Marouf et, nationalisant, qui conserve « El Ouma » autour de Messali. On retiendra surtout de ces péripéties leur aboutissement logique à un carrefour historique où la cause nationale maghrébine s’inscrira dans une perspective bien à elle. Le groupe Messali rompt ses attaches avec les communistes lors de l’A.G du 28mai1933, consacrant ainsi la victoire du premier, « les Algériens désirent l’indépendance et non la tutelle communiste », « répondait Messali à Mohamed ou Ali Maârouf le 30 juin 1933 à l’occasion du meeting où  Maurice Thorez présentait le compte rendu de six réunions qu’il avait tenues en Algérie »[15].Malgré une réconciliation éphémère qui aura lieu plus tard avec les communistes, faute d’un soutien unanime des étudiants maghrébins et de la gauche française non communiste. Messali a, d’ores et déjà, avec ses partisans, pris une vois autonome, celle d’un nationalisme maghrébin arrivé à maturé. Ses nouveaux alliés seront l’équipe de la revue « Maghreb » (1932-1935), le groupe Révolution prolétarienne de Robert Louzon ainsi que diverses formations françaises.

   Le renouveau de l’ENA qui se poursuivra jusqu’à sa nouvelle dissolution le 26 janvier 1937 verra la réapparition en fore de Slimane de Slimane. «  Il  participe aux assises anti- impérialistes du 31 mars  1935, prend la parole au banque à la Capoularde offert par la Ligne anti-impérialiste à Messali et l’ENA le juin» et « après avoir protesté contre la déportation des chefs du Destour, écrit la police, invite les musulmans de l’Afrique du Nord à s’unir pour une action commune afin de recouvrer  leur indépendance ». Bien plus, il accompagne Messali dans une délégation au parlement.

 

     La reprise de l’ENA, renforcée par la naissance du Rassemblement Populaire », stimulée par l’intervention italienne en Ethiopie et la préparation du congrès islamo-européen, ramène les étudiants dans les meetings communs. Mais ils restent très prudents et n’y prennent pas la parole.

     Le même scénario est donc reconduit, en plus marqué, lors de la troisième vague de pression et de  répression policière, en octobre 1935. Ben Slimane n’est plus jamais le Tunisien de l’ENA. Toutefois, Hédi Nouira remarqué par ses interventions orales en diverses occasions depuis 1934, vient à son tour assister l’ENA alors que Messali et Radjef sont recherchés et que, sur demande de la direction, Imache s’est constitué prisonnier le 15 novembre 1935. Un duo tunisien accède alors à la direction de l’Etoile, pour assister le duo algérien Kehal-Yahiaoui qui fonctionne depuis la fin octobre. Le Dr Ben Slimane est en fait, au printemps 1936, le véritable porte-parole de l’ENA. Il préside l’assemblée générale d’information organisée, 18, rue Cambronne, dans le 15ème arrondissement, par l’ENA, le 26 février 1936.A deux reprises, il intervient en son nom lors de débats animés par Léo Poldès au club du Faubourg, transformé pour l’occasion, de par présence de plusieurs dizaines d’adhérents étoilistes, en véritables salle de l’ENA.

   La première fois (18 mars 36) comme interpellant lors d’une conférence du Dr Ben Jelloul, auquel il rappelle sèchement les revendications du peuple algérien et l’idéal indépendantiste de l’ENA.

   

    La seconde (28 mai 1936) comme orateur-conférencier auquel Léo Poldès a donné la parole et un droit plénier de réponse, ce qui lui permet de reprendre le discours programmatique de l’Etoile dans son intégralité. Dans ce combat entre les deux docteurs, il n’est pas exagéré de dire, pour reprendre le vocabulaire du noble art, que Ben Slimane l’a emporté par K.O. Ainsi, au moment où l’ENA est au  plus quasiment en rupture de fonctionnement, les deux Tunisiens aident la direction provisoire à tenir jusqu’à la victoire du Front Populaire, à sorte régulièrement le journal, instrument essentiel de le continuité. Dès cette victoire, Ben Slimane s’efface. Comme Ben Milad en 1933, il est en passe de terminer sa médecine et il regagne Tunis l’été  1936, où il retrouve du Néo-Destour »[16].

   Nous avons suivi les métamorphoses d’une génération de jeunes maghrébins discutés courants politiques extérieurs à leur cause et qui fini par le trouver, en partie grâce au désistement total par les communistes de celle-ci. C’est à ce niveau que se situe l’émergence des