Nous nous rendîmes au bureau du Maghreb Arabe, situé rue du Mausolée de Saâd Zaghloul. En face se trouvait la maison habitée par l’Emir Abdelkrim et sa famille. Quelques instants après, arrivait Bourguiba. Chaleureuses embrassades. Puis arrivèrent les autres amis : Laouiti, Khélifa Haouas et les jeunes que je connaissais de nom. Après ce furent les Marocains, surtout Allala El Fassi, un ami de vieille date. On s’était connu à Paris et on avait sympathisé du premier coup. Je ne l’avais pas vu depuis quinze ans. On me présenta les autres amis marocains. Chaque pays de l’Afrique du Nord avait un bureau avec son dirigeant. Il y avait une grande pièce pour le travail commun.
Thameur, Taieb Slim et moi-même avions rendu visite au frère de Riadh Solh, Takieddine Solh, descendu à l’hôtel Shepearth, le grand palace de la capitale égyptienne. C’était le matin entre 9 et 10h. Nous avons été reçus par Solh dans sa chambre. il était encore au lit. Bientôt arrivèrent deux autres personnes, un diplomate irakien et un autre arabe. Nous étions assis en face du lit sur un canapé observant sagement les jeux des trois autres personnes autour du plateau du petit déjeuner. Ils se disputaient les croissants et les bananes. Sur le moment cela m’avait déplu. Ce n’était pas un spectacle sérieux, car nous venions pour des choses sérieuses.
Le Dimanche 15 Février à midi, nous rendions visite avec Bourguiba à Hassen EL Benna, leader des Frères Musulmans. J’attendais avec impatience de le recontrer pour régler avec lui un compte à propos de l’interview de Slaheddine Baccouche publiée par son journal et reproduite à Tunis par «Tunis-Soir » le 8 Novembre 1946.
En arrivant au siège des Frères Musulmans, nous fûmes reçus par un Algérien, En-Naceur, un aventurier que j’avais vu en Tunisie. Il était chef de la « Jeunesse de Mohamed » en 1943 au moment de l’occupation allemande. Cet homme à tout faire n’était-il pas à l’origine de l’interview du collaborateur Slaheddine Baccouche ?
Après les paroles de bienvenue, j’attaquais sur cette question démontrant le tort que cet acte portait aux patriotes tunisiens. El Benna essaya de se justifier mais devant mes arguments irréfutables, il reconnut que c’était une erreur. Pendant cette conversation En-Naceur gardait le silence.
On rendit visite le Mercredi suivant à 19 heures aux Jeunes Musulmans, Organisation plutôt religieuse et sociale que politique et révolutionnaire. Pendant mon séjour au Caire, Bourguiba avait reçu de Jellouli Farès à Paris un rapport rédigé par Mohamed El Mili (actuellement ingénieur aux P.T.T.) sur la situation au Bureau Politique du Néo-Destour. Avant de rédiger ce rapport, El Mili avait fait un séjour à Tunis. Le rapport était rédigé en français et la lettre d’envoi de Farès en arabe. C’était un réquisitoire contre le Bureau Politique, assez long. Et comble de renversement de situation, il me fallut essayer de défendre les camarades de Tunis, moi qu’ils avaient accusé de faire le voyage pour aller me plaindre d’eux aux amis du Caire. Quel était mon argument ou plutôt ma réponse à ce réquisitoire de Jellouli Farès : « Non ce n’est pas grave, ce sont des habitudes prises par les camarades à Tunis ». Comme Bourguiba ne me demandait pas plus de détails, je n’entrais pas dans des développements, car je n’étais pas venu au Caire pour cela.
Pendant tout mon séjour, la grande recommandation de Bourguiba pour Tunis, avait été d’envoyer Salah Ben Youssef au Caire pour le voir et discuter avec lui. Il voulait discuter, faire ses observations et donner ses directives au principal responsable du parti. D’ailleurs je ne manquerai pas, arrivé à Tunis, d’insister sur le désir de Bourguiba de voir Salah et il faudra six mois et beaucoup d’insistance et de remous pour le décider à faire ce voyage. Il partira pour le Caire à la fin Août 1948. Je ferai la connaissance de Mili à Tunis au moment de la
«Petite révolte », de quelques militants contre la politique de Salah Ben Youssef.
Peu de temps avant mon départ, je rendis visite, accompagné de Si Youssef Rouissi, au Mufti Amine El Housseini. Beaucoup de précautions et une garde l’entouraient pour éviter les attentats. J’avais revu avec plaisir les compagnons du Mufti que j’avais connu à Rome. J’avais l’impression que ce dernier faisait trop de manières pour se faire remarquer et se faire valoir.
Parmi mes dernières visites, celle faite avec Bourguiba à Slaheddine Bey, ancien Ministre des Affaires Etrangères du Wafd et Directeur ou Président de la Compagnie des Eaux. C’était un ancien camarade d’études de Bourguiba à Paris.
Je visitai aussi avec Youssef Rouissi, le siège de la Ligue Arabe.
Accrochages avec Bourguiba
Concernant les relations entre Tunis et Le Caire, nous avons essayé toutefois de mettre quelque chose sur pied. Pour cela, j’avais demandé à Bourguiba de nous adjoindre, pour discuter et décider de ces questions, Habib Thameur et Youssef Rouissi qui étaient verns de Damas pour me rencontrer.
Il accepta sans beaucoup d’enthousiasme. Habib Thameur avait dirigé le Parti pendant longtemps après les événements du 9 Avril et pendant l’occupation allemande. Il était le principal responsable du groupe qui avait quitté la Tunisie avec les Allemands. Au Caire il était la cheville ouvrière du Bureau du Maghreb Arabe après les leaders.
Youssef Rouissi avait rompu avec Bourguiba en 1934 et il était à la tête du Bureau du Maghreb Arabe à Damas, Il y eut une réunion à quatre, mais le lendemain matin je fus appelé par Bourguiba à son bureau et là il me dit: « J’ai réfléchi hier soir après la réunion, il y a des choses à modifier », et il se mit à m’expliquer ces choses. Je l’interrompis et lui dis que nous ne pouvions pas les modifier nous deux seulement. II allait falloir revoir ces modifications avec les deux autres camarades, Il se leva et entra dans une grande colère, criant : «Tu es le seul à avoir des idées pareilles. Tous les autres me reconnaissent une position privilégiée dans le parti. Tu es le seul à vivre dans l’abstrait ! Tu vis dans les nues! » Se mettant les mains à la gorge comme pour s’étrangler et joignant la parole au geste, il me dit « Je vais m’étrangler» Ses larmes coulaient. Quant il fut un peu calmé, je lui répondis tranquillement «Cela ne me regarde pas si les autres délaissent leurs droits (ou prérogatives). En ce qui me concerne, je n’abandonne pas mes droits. Ceux qui ont voté pour moi pour être membre du Bureau Politique ne m’ont pas dit : Quand, il y a un désaccord au Bureau Politique, le dernier mot appartient au Secrétaire Général Lahbib Bourguiba, et quand j’ai adhéré au Parti je n’ai pas trouvé cette condition dans le Règlement Intérieur. Certes tu as une position spéciale dans le parti, tu es le Combattant Suprême, l’orateur impétueux, celui qui a une plume, mais au Bureau Politique Slimane Ben Slimane et Lahbib Bourguiba sont égaux ».
Après cela, Bourguiba s’était calmé et j’en profitais pour m’excuser de l’avoir mis en colère. Et nos relations reprirent comme si rien ne s’était passé. Un jour j’avais discuté avec Thameur de ses rapports avec Bourguiba. Il me dit qu’il ne pouvait pas lui résister à chaque fois (1) et qu’il accumulait les désaccords pour éclater quand il en avait assez. Je lui fis remarquer que c’était là une mauvaise méthode parce qu’au moment où il éclatait pour tel désaccord, sa réplique ou sa riposte devait être disproportionnée par rapport à l’objet du désaccord,
Je crois que le dernier désaccord sur le cas de la famille Triki devait être de cette sorte, parce qu’on n’imagine pas Bourguiba exclu du Bureau du Maghreb Arabe.
Un soir, nous étions quelques uns dans la grande salle du local du Bureau du Maghreb. Il y avait parmi nous Rachid Driss. Bourguiba dont le bureau était attenant à la salle où nous étions, appela Driss à son cabinet. Au bout de quelques instants voilà notre Bourguiba parlant à haute voix puis criant et engueulant Driss, enfin joignant le geste à la parole, il donna un coup de poing sur la table de travail au point de casser en mille morceaux la vitre la recouvrant. Quelques instants après, Rachid Driss sortait et s’en allait. Je rejoignis Bourguiba après cette engeulade, et notai la vitre brisée. Interrogé par moi, il me répondit qu’il s’était fâché contre Rachid Driss. Je ne me souviens plus pour quelle raison. Les agents de renseignements
Dès mon arrivée, les amis m’avaient signalé un étudiant tunisien qu’ils soupçonnaient de renseigner l’Ambassade française sur le Bureau du Maghreb. En effet, il venait assez souvent et s’installait dans un fauteuil dans le hall d’entrée. Aussi chaque fois qu’il venait je l’enterpellais et lui disais: «Tu n’es pas venu au Caire pour t’asseoir et perdre ton temps; va travailler tes cours ». J’insistais jusqu’à le faire partir.
Une autre fois, c’était vers 10 et 11 heures du matin, j’étais dans le hall et voilà qu’une femme européenne assez âgée entra. Aussitôt Thameur me dit que c’était une Française qui venait bavarder avec Bourguiba pour renseigner l’Ambassade. Je n’hésitai pas et allai au- devant d’elle pour lui demander ce qu’elle voulait. Elle voulait voir M. Bourguiba. Je répondis qu’il n’était pas là alors qu’il était dans son bureau. Elle insista je lui dis que c’était inutile et progressivement la reconduisis vers la porte. Par la suite, Bourguiba me demanda ce qui s’était passé, Je lui dis que j’avais renvoyé la Française. Il ne fit pas de remarques.
Une autre fois, c’est au Sheppard Grand Palace du Caire qu’un incident eut lieu. Bourguiba rencontra un égyptien que les amis m’avaient signalé comme un informateur de l’Ambassade française. Bourguiba lui serra la main ; moi je refusai et après son départ, j’en fis la remarque à Bourguiba qui me répondit qu’il lui apportait des informations sur L’Ambassade.
Un soir, nous étions trois ou quatre au Bureau du Maghreb quand le téléphone sonna. Taieb Slim prit l’écouteur. Il y avait à l’autre bout du fil un égyptien qui se déclarait être notre ami et qui nous mettait en garde contre des informateurs dont il nous donna les noms. Il accusait un parent d’Abderrahmane Azzam qui travaillait à la Ligue Arabe et qui serait en relation avec ces informateurs. Je quittais l’Egypte le 8 Mars à deux heures du matin et arrivais à Tunis six heures après. Mon voyage na pas été inutile. Il est vrai que je n’avais pas réalisé l’objectif essentiel de ce déplacement. Je croyais trouver dans le Comité de Libération du Maghreb Arabe un remède à la modération des camarades responsables du Néo-Destour. Toutefois, j’avais acquis une idée du Bureau du Maghreb Arabe, de la Ligue Arabe et de 1’Egypte. Durant mon séjour Habib Thameur m’avait dit qu’il comptait former des Tunisiens venus en Egypte à la technique des télécommunications: T.S.F. et radios pour servir au moment de la lutte armée. Il ne mit pas Bourguiba au courant de cela parce que ce dernier n’aurait pas gardé le secret.
Avec Taieb Slim nous avions essayé de nous mettre d’accord sur l’emploi d’un code pour la correspondance.
Alors que j’étais encore en Egypte, un Palestinien, d’origine tunisienne d’après ses dires, était venu se réfugier au Caire et demandait aux Tunisiens du Bureau du Maghreb de le loger avec sa famille, Ils l’ont installé au sous-sol du Bureau.
Retour à Tunis (Mars 1948)
J’étais de retour à Tunis le 8 Mars. Mon frère m’attendait à l’Aouina. C’était un Dimanche. L’aéroport était désert à l’arrivée de l’avion T.W.A. venant du Caire. Et, brusquement, j’aperçus Me Ammar Dakhlaoui qui était venu me serrer la main. La police, ou la douane, m’avait enlevé toute la documentation que j’avais apportée avec moi, avec promesse de me la rendre après contrôle.
Mon retour fut annoncé par la presse et beaucoup de monde était venu me voir. J’avais d’abord rencontré les amis du Bureau Politique et insisté surtout sur le désir de Bourguiba de voir Salah Ben Youssef faire le voyage au Caire pour le rencontrer et discuter avec lui,
Salah n’était pas très enthousiaste pour partir. Par la suite, j’insisterai encore sur la nécessité de ce voyage qui, peut-être, servirait à redresser la situation au sein du Bureau Politique. Salah Ben Youssef faisait la sourde oreille.
Dès mon retour, je constatais que la situation était peu brillante...
(1) Il ne lui était pas possible d’entrer dans une colère chaque fois qu’il était en désaccord avec Bourguiba
Avril 1989