Dr. BEN SLIMANE
Tribune du Progrès N°16-17, mars-avril 1962
En ces jours heureux et graves, nous avons partagé et partageons la joie de nos frères algériens, joie d’avoir atteint le but de leur combat, l’indépendance, joie d’espérer et d’entrevoir le retour de la paix sur la terre natale.
Jours heureux, mais graves car si la guerre d’Algérie et la bataille pour l’indépendance sont terminées, la bataille pour la paix ne fait que commencer. Elle sera dure comme tout ce qui touche au destin de l’Algérie.
Ainsi, dès la conquête, d’abord une guerre implacable avec tout son cortège d’horreurs en terre africaine, ensuite des insurrections réprimées sauvagement et suivies de mesures de vengeance.
Cette épopée dans la résistance à l’envahisseur, cette volonté indomptable malgré tous les revers essuyés, ces pages écrites par toutes les générations dans le livre de l’histoire algérienne, cet héritage de bravoure et de souffrance, l’évolution inéluctable de l’émancipation des peuples, toutes ces forces et tous ces souvenirs ont appelé la génération actuelle à reprendre les armes et le combat.
C’est cette voie irrésistible, des braves et des martyrs qui, à travers un siècle, ont arrosé la terre algérienne de leur sang, c’est cet appel au devoir qui a fait lever les garçons et les filles d’Algérie pour monter à l’assaut de la citadelle de la misère et du mépris.
Et aujourd’hui les fils de l’Algérie se sont montrés dignes de leurs aînés.
Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer le chemin parcouru : l’Algérie française, les quarts d’heure de Lacoste, les frayeurs de G. Mollet, les couteaux au vestiaire et la paix des braves de De Gaulle, l’autodétermination et enfin les négociations et l’indépendance. C’est la résistance acharnée et inébranlable du Peuple algérien-du dirigeant au simple citoyen- qui a fait évanouir toutes les illusions et déjouer toutes les manœuvres.
La lutte du peuple algérien a d’abord libéré l’Algérie, mais aussi elle a aidé tous les autres peuples dans leur lutte pour l’indépendance. Elle a largement contribué à la liquidation du colonialisme et favorisé l’accession à l’indépendance de plusieurs pays africains.
L’Afrique a changé de physionomie pendant la guerre d’Algérie.
Le colonialisme français, battu pour la première fois à Dien-Bien-Phu, a voulu concentrer toutes ses forces pour écraser la révolution algérienne et mettre fin à ses défaites successives. Et c’est la révolution algérienne qui l’a liquidé définitivement.
La victoire en
Algérie, c’est la victoire pour tous les peuples d’Afrique parce qu’elle met
fin à l’espoir insensé des colonialistes et de l’armée de reprendre tout ce qui
a été perdu. C’est l’achèvement du colonialisme français, le plus dur et le
plus têtu. C’est la consolidation de l’indépendance des pays africains et
d’abord de celle de
Cette victoire, c’est en premier lieu la victoire du peuple algérien.
Il n’est pas juste de tenter de l’accaparer ou de vouloir se l’approprier. L’indépendance de chaque peuple, c’est d’abord son œuvre.
Aucun pays n’a libéré l’autre. Cette indépendance est plus ou moins complète suivant les circonstances, L’effort et les sacrifices du peuple la parachèveront.
Dans cette lutte commune, la solidarité agissante et les répercussions entre les différents mouvements de libération, sont un facteur important. Dans cette solidarité, chacun y apporte sa contribution suivant les données historiques du moment et chacun y acquiert un prestige et une audience suivant l’étendue de ses sacrifices.
Les masses africaines, y compris celle du Maghreb arabe, attendent de la révolution algérienne d’autres résultats.
Ils attendent une REVALORISATION de l’indépendance, déjà bien dépréciée dans plusieurs pays africains parce que les masses ont mis trop d’espoirs – de rêves – dans l’indépendance et aussi parce que les dirigeants, par une politique peu démocratique et un régime où l’austérité n’est pas pratiquée, les ont déçues et démoralisées. Du temps du régime colonial, le pouvoir était aux mains des Etrangers et de leurs collaborateurs autochtones, le peuple voulait par sa lutte arracher ce pouvoir pour l’exercer et voilà que pendant l’indépendance, les masses, par des moyens divers, continuent à être écartées de l’exercice de ce pouvoir et à être maintenues sous tutelle.
Dans l’ancien régime, les gros propriétaires étaient pour les colons et leurs amis, dans le nouveau régime, c’est la belle vie pour de nouveaux privilégiés. Ce ne sont pas les seules tares de cette première phase de l’indépendance. Il y en a d’autres, telles le pouvoir personnel et le culte de la personnalité qui s’amplifient jour après jour et prennent des proportions de plus en plus difficiles à redresser. Pourquoi ? Parce que chaque jour qui passe voit diminuer la part déterminante des masses populaires dans la bataille de la libération et exagérée celle des dirigeants.
Les peuples qui ont éprouvé tous ces déboires et quelquefois sont tombés dans l’indifférence et même le désespoir attendent beaucoup de la révolution algérienne.
Ils en attendent la démonstration de leur capacité de s’administrer par un régime démocratique qui s’appuie sur les larges couches populaires et qui évitent le danger de la démobilisation des masses qui retombent dans l’indifférence.
Ils en attendent l’instauration d’un régime austère qui ne permette pas aux nouveaux profiteurs de prendre la place des anciens.
Je crois que ce n’est pas trop demandé à nos frères algériens. Il leur suffit de rester fidèles à l’esprit populaire de leur révolution et de ne pas oublier les leçons du passé en particulier les méfaits du culte de la personnalité et du pouvoir personnel pratiqués par Messali Hadj qui a failli engloutir le mouvement national dans les luttes intestines et l’incapacité.
C’est là la tâche de demain.
Aujourd’hui, notre tâche à nous est de continuer la solidarité avec le peuple algérien car la paix sera aussi difficile à gagner que la guerre.